Alors que le Tour de France Femmes se met en branle, il faut absolument revenir sur le cas de Louise Armaindo, ancienne championne du monde du « grand bi ».

Le Tour de France Femmes débute dimanche par une étape contre la montre de 124 kilomètres au départ de Clermont-Ferrand. Il est peu probable que les cyclistes aient une pensée pour Louise Armaindo en s’élançant sur les routes… et cela est bien dommage. Car cette Québécoise fut un peu leur ancêtre.

Louise Armaindo, de son vrai nom Brisebois, est une autre de ces « remarquables oubliés », comme aimait les appeler Serge Bouchard. Morte dans l’anonymat, elle a connu son heure de gloire à la fin du XIXe siècle, en multipliant les performances sportives. D’abord comme « femme forte », puis comme trapéziste, comme marcheuse d’endurance et enfin comme championne de vélo, la discipline qui l’a fait passer à l’histoire.

« Elle fut probablement la première athlète professionnelle du Canada et certainement l’une des premières championnes cyclistes en Amérique du Nord », résume l’historienne du sport Ann Hall, autrice du livre Muscle on Wheels (2018, McGill-Queen’s University Press), consacré à Louise Armaindo et à ses rivales de l’époque.

IMAGE FOURNIE PAR ANN HALL

Une gravure de Louise Armaindo

Ann Hall a passé cinq bonnes années à tenter de reconstituer la vie de Louise Armaindo, en épluchant les pages sportives des journaux américains de l’époque. Sa période de gloire fut abondamment chroniquée, ce qui lui a permis de suivre sa carrière pas à pas. Mais elle a eu beaucoup plus de difficulté à retracer les origines de cet énigmatique personnage, qui est toujours restée évasive sur son passé.

Personne n’a fait plus de recherche pour essayer de trouver la vérité. Mais il subsiste encore des questions.

Ann Hall, historienne du sport

L’historienne est à peu près certaine que Louise Brisebois – ou Brisbois – est née en 1857 à Sainte-Anne-de-Bellevue, dans la région de Montréal. D’autres sources la font naître en 1861, à Saint-Clet (Vaudreuil-Soulanges). Ce débat ne semble pas avoir été tranché. Mais ce qu’on sait, c’est que Louise Armaindo était bel et bien canadienne-française, information qui sera corroborée subséquemment par plusieurs articles à son sujet.

Le « grand bi »

Comment s’est-elle retrouvée un jour à Chicago ? Ce n’est pas clair. Peut-être en accompagnant un cirque ambulant. Peut-être parce qu’elle y avait de la famille. Toujours est-il qu’au début des années 1880, Louise Armaindo enregistre dans la Ville des vents ses premiers exploits à vélo, ou plutôt sur « grand bi ».

Cet ancêtre de la bicyclette, pourvu d’une grande roue avant et d’une petite roue arrière, est alors une curiosité des deux côtés de l’Atlantique. Des courses sur piste sont organisées aux États-Unis, généralement sous forme de défis sportifs impliquant des paris. C’est un divertissement pour l’époque, au même titre que le cirque.

PHOTO FOURNIE PAR ANN HALL

À la fin du XIXe siècle, le « grand bi » est une attraction, à ranger du côté du cirque. Certaines cyclistes, comme Elsa Van Blumen, vont même se mesurer à des chevaux.

L’engin n’est pas facile à manœuvrer : les pédales et la direction sont sur la même roue, il n’y a pas de freins et on tombe de haut, les plus grands cycles s’élevant jusqu’à 1,5 m du sol !

Mais Louise Armaindo se révèle très vite être une des meilleures de sa cohorte. Elle se mesure indifféremment aux hommes et aux femmes dans des courses se déroulant parfois sur 6 jours, par tranches de 12 heures.

En 1883, elle établit un record en parcourant 1357 kilomètres en 72 heures, soit une moyenne de 19 km à l’heure. Ses exploits lui valent d’être présentée comme la « championne cycliste du monde » par la presse sportive américaine.

Comment expliquer ses succès ? « Je pense qu’elle était dure [tough] et très déterminée. Elle avait tout un caractère », répond Ann Hall. Ne pas négliger non plus l’apport d’un certain Tom Eck, qui fut son entraîneur, son agent et possiblement son partenaire, « un personnage en soi », ajoute l’historienne. Sans oublier une possible consommation de cocaïne et de strychnine, des stimulants en vogue à l’époque, qui ont peut-être rehaussé ses performances.

PHOTO TIRÉE DE LA COLLECTION DE LORNE SHIELDS, TORONTO

Tom Eck, agent, entraîneur, partenaire, grand responsable des succès de Louise Armaindo et figure importante des débuts du sport professionnel au Canada

Mais sa gloire sera de courte durée. Après quelques années de domination, Louise Armaindo décline et accumule les revers. « Le sport avait grandi, des plus jeunes sont apparues, il y avait plus de compétition, suggère Ann Hall. Et elle ne prenait pas soin d’elle. Elle avait pris du poids. »

La dernière course officielle de Louise Armaindo a lieu à Chicago, en 1893. Quand elle quitte le circuit, les grands bis sont en voie d’être remplacés par les « bicyclettes de sécurité », ancêtres de nos vélos actuels.

Louise migre à Minneapolis, où elle travaille comme serveuse, puis à Buffalo, où elle s’exhibe sur un vélo stationnaire dans la vitrine d’un magasin d’articles sportifs. Triste fin après une brillante carrière, mais pas encore le fond du baril.

Le 2 novembre 1896, pendant un incendie, Louise Armaindo se jette par la fenêtre de son hôtel pour échapper aux flammes. Sa chute la laisse gravement blessée et infirme, et elle multipliera – en vain – les poursuites contre l’établissement. Elle meurt quatre ans plus tard à Montréal et est enterrée au cimetière Côte-des-Neiges dans une fosse commune. On a depuis perdu sa trace.

Cent-vingt-trois ans plus tard, le nom de Louise Armaindo sort un peu de l’oubli. Il est maintenant cité dans des ouvrages sur la naissance du cyclisme féminin et du sport féminin en général. Pour Ann Hall, son histoire est aussi celle de centaines de femmes de son époque, qui ont choisi le sport-spectacle comme moyen de vivre librement et de s’élever socialement.

« Elles venaient de la classe ouvrière. Pour elles, c’était une voie de sortie. C’était mieux que de travailler comme domestiques ou prostituées. C’est le divertissement qui a rendu cela possible », conclut l’historienne.

Bref, des rebelles, à leur façon. Et un sujet de film en or, à situer quelque part entre Louis Cyr et 2 secondes.

Y a-t-il un producteur dans la salle ?