Felix Gall venait de basculer en tête dans la brume du col de Soudet au moment où l’avion s’est posé à Munich, mercredi après-midi.

Dans un groupe derrière, plusieurs clients d’envergure, comme l’increvable Wout van Aert et l’intenable Julian Alaphilippe, ont lancé la bataille. Hugo Houle s’était relevé, mais son partenaire de chambre Krists Neilands y était encore.

Les UAE du maillot jaune Adam Yates et Tadej Pogačar observaient la situation à distance, avec Jonas Vingegaard calé dans la roue du Slovène.

La présence de Jai Hindley parmi les fugueurs avait de quoi les préoccuper, d’autant que le champion allemand Emanuel Buchmann, son bras droit chez Bora, accompagnait l’Australien vainqueur du Giro de 2022.

Un scénario rêvé, en somme, pour cette première étape de montagne au lendemain de la ronflante procession à travers les Landes et le Gers.

Deux bozos-les-culottes

Après un semblant de nuit, j’ai roulé ma valise dans un Nogaro endormi pour arriver à l’arrêt juste avant le chant du coq.

La lune éclairait l’hôpital de plus de 200 lits, dévolus en majorité à des personnes âgées dépendantes. La modernité du complexe, récemment agrandi et reconstruit, tranche avec les bâtisses de la commune de 2000 habitants. Je n’ai pas visité, mais on est assurément très loin de nos CHSLD conventionnés ou pas.

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L’arrêt d’autobus de Nogaro et un pavillon de l’hôpital

L’autocar est arrivé un peu en avance sur son horaire de 6 h 15. « Vous allez bien à Auch ? » ai-je demandé à la chauffeuse en massacrant évidemment la prononciation (c’est « hoche »).

« Moi, je fais jusqu’à Condom, et mon collègue, lui, fait Auch. »

J’ai été préservé de la surprise parce que le Tour était justement passé près de Condom la veille. L’hélico de la télé s’est même rendu à Montréal, 15 km à l’est, pour filmer la villa gallo-romaine de Séviac, un ensemble thermal du IVsiècle entièrement restauré il y a quelques années. Assez capoté.

Avant de quitter Nogaro, l’autocar (2 euros) a cueilli deux bozos-les-culottes qui n’avaient visiblement pas dormi plus que moi. À l’odeur, ils avaient un peu trop forcé sur la gnaule d’armagnac pendant les célébrations d’après-course.

Morceaux choisis de leur discussion, tandis que le soleil plombait dans l’habitacle surchauffé :

Casquette de vélo : Putaing, j’t’ai cherché toute la nuit ! J’t’ai demandé au bistrot et j’suis reparti.

T-shirt noir : Putaing, j’ai envie de pisser un coup, moi…

Casquette : J’aime bien le Tour de France.

T-shirt : Tu sais même pas qui a gagné… 

Casquette : T’as vu un coureur, toi ?

T-shirt : Rrrrien !

[…]

Casquette : T’as vu la gueule que t’as ? Même Tango va avoir peur. Si, si, il va avoir peur, Tango.

T-shirt : …

Casquette : La prochaine fois, j’fais des photos. J’te mettrai sur les réseaux sociaux, tu vas voir.

Je le jure sur la tête de Jasper Philipsen, c’est texto, j’ai noté à mesure.

Au tabac d’Auch, j’ai dévalisé le bon vieux présentoir à journaux avant de m’asseoir en terrasse devant café et croissant.

Manchette de La Dépêche du Midi, le grand quotidien d’Occitanie : « Le monde ne nous reconnaît plus : Après la crise des Gilets jaunes et la longue séquence des manifestations contre la réforme des retraites, les émeutes de ces derniers jours finissent d’abîmer l’image de la France dans le monde. »

On est loin de 1943, comme le rappelle cette plaque sur la façade de la gare, en souvenir du premier train parti du Gers pour les camps de travaux forcés de l’Allemagne nazie.

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Plaque sur la façade de la gare d’Auch

Me croyant probablement encore dans la bulle du Tour, j’ai déposé valise et sac à l’extérieur des toilettes. En sortant, une dame aux cheveux ras m’a fait les gros yeux : « Ne laissez pas vos valises comme ça, d’un coup, et elles sont embarquées, hein ! »

Elle m’a conduit sur le quai, s’assurant que je monte dans le bon train, celui de 8 h 05 pour Toulouse (14,80 €).

À 9 h 21, j’ai débarqué à la gare Saint-Cyprien-Arènes, à 20 minutes du centre. Je n’avais pas mis les pieds dans la Ville rose depuis un passage-éclair en 1996, année de mon coup de foudre pour le Tour.

C’est moins rose à l’ombre des grands ensembles de logements sociaux de Saint-Cyprien que mon souvenir du Capitole et sa brique romaine. Mais je lis que le quartier s’embourgeoise.

À un jeune homme en veston, j’ai demandé où je pouvais trouver un taxi. « Essayez un Uber », a-t-il dit quand il a vu le tramway s’arrêter. « Vous avez un peu de temps ? Prenez ça, il se rend à l’aéroport, ça vous coûtera moins cher. »

On l’a nommé contributeur honoraire de La Presse :

« Z’êtes Toulousain ? Non, Parisien.

— On dit que vous êtes chiants, les Parisiens. Ça, monsieur, c’est un cliché. »

Une jeune femme en route pour le boulot m’a aidé à payer à la borne, indiquant qu’un passage revenait à 1,60 €. Elle s’est confondue en excuses en voyant apparaître « 1,80 € » sur l’écran. « L’inflation frappe ici aussi… »

En raison de travaux majeurs, le tramway arrête avant l’aéroport de Toulouse-Blagnac. « Vous devez sortir à Guyenne-Berry. Ensuite, vous faites le tour du tramway et vous prenez l’autobus 31. C’est gratuit. »

J’y ai rencontré Amin, qui m’a raconté une histoire abracadabrante, mais manifestement rigoureusement vraie.

Samedi dernier, le programmateur avait fait exactement le même trajet pour un voyage professionnel et une visite chez sa maman à Casablanca.

Passé la sécurité, il a réalisé qu’il n’avait plus son sac à dos. Son cœur a fait un tour : il contenait deux ordinateurs et deux mini PC renfermant de précieuses données de son client. Comme sa valise était déjà en soute, impossible de rebrousser chemin.

À Casablanca, il a porté plainte à la police pour vol dans l’autobus. On lui a dit qu’il devait signer la déposition en personne et qu’il avait intérêt à se dépêcher puisque les bandes vidéo sont généralement jetées après trois jours.

Amin est donc rentré à Toulouse lundi. En ouvrant la porte de son appartement, il est évidemment tombé sur son sac. « À mon départ, j’étais certain que je le sentais dans mon dos… Ça doit être la fatigue, le stress, les valises. »

« C’est le genre de truc qui pourrait m’arriver », l’ai-je défendu, lui parlant de mon (léger) TDAH. Il a souri, sans avoir l’air convaincu. On s’est serré la main et, sac au dos, il est reparti à « Casa » pour la deuxième fois en quatre jours…

Un peu fêlé ?

À côté d’un piano libre-service, je suis tombé sur une affiche d’Oscar Peterson, souvenir de son passage à Toulouse en 2003. Elle fait partie d’une exposition éphémère sur un mur en trompe-l’œil devant un local en rénovation.

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Affiche d’Oscar Peterson à Toulouse

« Oscar Peterson n’escroquait jamais son public. Il lui donnait tout et même de l’émotion », peut-on lire au sujet du grand pianiste de jazz montréalais, qui côtoie entre autres Chick Corea, Sting et Ibrahim Ferrer.

De l’émotion comme Jonas Vingegaard, que j’ai retrouvé sur l’écran de mon téléphone après un roupillon jusqu’à Munich.

Au risque de passer pour un peu fêlé, j’ai suivi le début de la montée finale en marchant vers le métro pour le terminal 2. La retransmission n’a coupé que quelques secondes dans le cœur du tunnel, au moment où Ineos et AG2R étaient au plus fort de la chasse sur Hindley.

Un léger retard du vol pour Montréal m’a autorisé une activité cruciale à Munich : la descente d’un bock de bière bien mousseuse. C’est Philippe Cantin qui m’a initié à cette « grande tradition du journalisme sportif international » lors d’une correspondance matinale au même endroit à notre retour des Jeux olympiques de Sotchi.

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Un bock de bière à Munich !

J’étais à mon siège quand Vingegaard a assommé Pogačar d’un vicieux démarrage dans Marie-Blanque, après un relais de son fidèle compagnon Sepp Kuss, à moins d’un kilomètre du sommet.

C’est à ce moment précis qu’une hôtesse de l’air m’a demandé si j’acceptais de changer de place pour réunir une mère et son fils. Non sans un certain déchirement – et un soupçon de honte –, j’ai refusé pour des raisons professionnelles. Mon voisin m’a dédouané.

L’Airbus 350-900 a entrepris de circuler vers la piste trois quatre kilomètres avant la fin de la chevauchée victorieuse d’Hindley, nouveau maillot jaune.

On était dans les airs quand Pogačar (8e) a franchi la ligne avec un retard d’une minute sur Vingegaard (5e). L’image s’est figée au moment même où le Slovène a poussé un soupir de soulagement. En était-ce réellement un ?

Je n’ai pas revu les Pyrénées, mais j’ai passé une sacrée journée.