À Chatila, l’un des 12 camps palestiniens du Liban, les habitants suivent avec angoisse les bombardements quotidiens sur la bande de Gaza. Réfugiés au Liban depuis la création d’Israël en 1948, ils attendent toujours de pouvoir rentrer chez eux.

(Beyrouth, Liban) Dans une ruelle sombre de Chatila, Bilal refuse d’abord de s’exprimer, avant de se laisser aller à une longue litanie pleine de rancœur. « Ils tuent des enfants, des femmes et des personnes âgées. Les gens dorment dans les rues parce qu’ils n’ont plus de maison. Mon cœur brûle à cause de ce qui se passe à Gaza. La France, les États-Unis et les pays arabes se sont tous mis d’accord pour mettre les mains sur notre liberté », s’époumone le vieil homme à la barbe blanche, qui s’appuie fébrilement sur une canne.

Autour de lui, des badauds se sont rapprochés et applaudissent à tout rompre. Bilal est né en Palestine en 1941. Il avait 6 ans pendant la Nakba (la catastrophe, en arabe), qui marquait l’exode forcé de Palestine de près de 800 000 personnes.

PHOTO HUGO LAUTISSIER, COLLABORATION SPCÉIALE

Bilal, 82 ans, est né en Palestine avant de fuir le pays. Depuis qu’il a 6 ans, il est réfugié dans le camp de Chatila.

On pensait qu’on partait pour quelques jours. Depuis, on est ici. Je sais que je mourrai sans revoir mon pays.

Bilal, réfugié palestinien de 82 ans

Comme lui, environ 250 000 Palestiniens du Liban souhaitant faire valoir leur « droit au retour » sont bloqués, d’après les chiffres de l’ONU. Ils s’entassent dans les 12 camps de misère répartis aux quatre coins du territoire, rejoints ces dernières années par des réfugiés syriens chassés eux aussi de leur pays. Ici, chaque guerre, chaque offensive ravive l’espoir, entretenu de génération en génération depuis 75 ans, que cette fois, Israël sera défait et qu’ils pourront rentrer chez eux. Chacun se souvient, aussi, que cet espoir a toujours été déçu.

Toute une vie en exil

« L’espoir qu’il y ait une solution pour la Palestine est revenu le 7 octobre. Les problèmes entre factions rivales qu’on peut avoir ici se sont arrêtés. Tout le monde est derrière la même cause, maintenant », souligne Mohamed Afifi, 64 ans, derrière le comptoir de sa petite épicerie éclairée par une simple ampoule vacillante.

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Mohamed Afifi, 64 ans, derrière le comptoir de sa petite épicerie. Il a passé toute sa vie à Chatila et n’a jamais connu la Palestine.

Les pays occidentaux soutiennent la volonté d’Israël d’en finir avec la Palestine. On espère que tout le monde va aider, que le Hezbollah va bouger, mais on n’a rien vu pour l’instant.

Mohamed Afifi, Palestinien de 64 ans né à Chatila

« S’ils avaient voulu faire quelque chose, ils auraient dû attaquer le 7 octobre. Maintenant, l’armée israélienne est prête à la frontière », regrette ce père de cinq enfants au polo bleu et à la barbe blanche.

Toute sa vie, Mohamed Afifi a soutenu le Fatah, le mouvement nationaliste palestinien de Yasser Arafat fondé en 1959, aujourd’hui largement discrédité. Mais depuis le déluge de feu qui s’abat sur Gaza, il estime, comme beaucoup, que seul le Hamas est capable de défendre les Palestiniens. « Nous vivons dans l’espoir. Notre rêve est de rentrer chez nous. C’est trop tard pour moi, mais c’est encore possible pour mes enfants, c’est eux qui entretiendront cette flamme », explique-t-il, avant de montrer le simple papier froissé tamponné par l’État libanais qui lui tient lieu de pièce d’identité.

Ses parents sont nés à Haïfa, en Palestine. Il a passé toute sa vie à Chatila et travaille dans l’épicerie dont il a hérité à la mort de son père. « Même les animaux ne devraient pas vivre ici. L’eau courante est salée, nous vivons dans des espaces minuscules. Il y a très peu d’électricité et nous n’avons pas accès aux services publics. »

Ici, nous sommes des morts en sursis.

Mohamed Afifi

Entre 11 000 et 14 000 personnes réparties sur un kilomètre carré cohabiteraient dans le camp de Chatila, d’après les chiffres des Nations unies. Ce qui n’était en 1949 qu’un campement de tentes s’est petit à petit transformé en un quartier d’habitations informelles labyrinthique. Dans les ruelles étroites où slaloment les scooters et les touk-touks, les câbles électriques entremêlés forment un toit périlleux. Quelques semaines plus tôt, un jeune est mort électrocuté.

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Affiches du Hamas dans une rue de Chatila

Sur les murs, les affiches de Yasser Arafat ou de la mosquée al-Aqsa de Jérusalem voisinent celles du Hamas ou du Fatah. Peu de signes, pourtant, rappellent le sinistre souvenir du massacre de Sabra et Chatila, du 16 au 18 septembre 1982. À l’époque, entre 800 et 2000 Palestiniens et Libanais avaient été sauvagement tués par une milice phalangiste chrétienne, avec la complicité et la participation active d’Israël, qui occupait le sud du pays. « Il n’y a pas une famille qui n’ait pas perdu l’un de ses membres pendant le massacre, explique Mohamed Afifi, dont la tante et plusieurs cousins ont été assassinés. Ils voulaient exterminer tout le monde. Comme à Gaza aujourd’hui. »

Le rêve des jeunes

Dans ce petit bout de territoire sans horizon, les jeunes hésitent entre un sentiment de colère et d’impuissance. « On sait que tout le monde nous a laissés au milieu de la route, mais on continue de croire en Dieu et en notre combat. On n’abandonnera jamais notre terre », explique Bilal Hachem, 27 ans, père d’une petite fille de 2 ans (ce n’est pas le Bilal du début du texte). Depuis le 7 octobre, il est de toutes les manifestations dans la capitale.

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Bilal Hachem, 27 ans, est de toutes les manifestations en faveur de la Palestine depuis le début de la guerre.

Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre depuis le Liban ? À part soutenir la cause en allant aux rassemblements ou aux manifestations devant l’ambassade américaine ?

Bilal Hachem, 27 ans

Lamar, une adolescente de 16 ans dont la famille est originaire de Haïfa, acquiesce : « C’est le seul moyen pour nous de défendre nos idées », explique celle qui étudie la comptabilité à Beyrouth et espère devenir créatrice de mode.

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Lamar, 16 ans

Contrairement à l’ensemble des habitants du camp rencontrés ce jour-là, elle espère que le Hezbollah n’interviendra pas dans le sud du pays et que la guerre ne se déplacera pas sur un second front. « J’aimerais tout simplement qu’on puisse retourner chez nous, sans qu’une guerre soit nécessaire. » Un homme plus âgé sourit : « Elle est encore jeune. Il n’y a que les enfants pour penser que nous pourrons retourner chez nous sans guerre. »