Le Canada a appelé ses ressortissants au Liban à quitter le pays tant que des vols commerciaux sont encore disponibles. Mais dans la communauté canado-libanaise qui compterait de 45 000 à 50 000 personnes selon Ottawa, l’idée ne semble pas faire son chemin.

(Beyrouth, Liban) De son vaste appartement du quartier Achrafieh, à Beyrouth, Nathalie, la soixantaine, scrute lentement les pages d’un vieil album photo : des hivers sous la neige en famille, des étés heureux au parc du Mont-Royal à Montréal. Nathalie, qui a préféré taire son nom de famille, a obtenu la nationalité canadienne en 1990, après avoir quitté le Liban pendant la guerre (1975-1990). Elle y a vécu quelques années avec son mari, l’un de leurs deux fils y est né, avant qu’ils ne se réinstallent au Liban.

« Pour que je prenne la décision de partir, il faudrait que les bombes commencent à tomber dans mon quartier. Même si j’ai un lien fort avec le Canada, c’est ici chez moi », explique celle dont les deux fils vivent au Canada.

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À Beyrouth, Nathalie consulte ses albums de vacances au Canada, datant des années 1990.

À l’image de son pays, Nathalie a essuyé de nombreuses tempêtes ces dernières années. À la suite de la crise économique de 2019, elle a perdu les économies d’une vie, bloquées à la banque et dont la valeur a été divisée par 10 à la suite de la dévaluation de la livre libanaise. L’année suivante, son appartement avec vue sur le port a été soufflé par l’explosion du 4 août.

Nous avons passé plus d’un an à reconstruire l’appartement avec mon mari. Je ne me vois pas l’abandonner maintenant, sans savoir quand je reviendrais. Tout ça pour vivre dans un deux-pièces avec mon fils à Montréal ? Il faut de l’argent pour vivre au Canada !

Nathalie

Depuis le 7 octobre et l’attaque du Hamas en Israël, la crainte que le conflit ne déborde à la frontière sud du pays est sur toutes les lèvres. Les bombardements de chaque côté de la frontière y sont quotidiens entre l’armée israélienne et le Hezbollah, la milice chiite libanaise soutenue par l’Iran. En trois semaines, celle-ci a déploré 52 victimes dans ses rangs. Elles sont 70 en comptant les civils au Liban.

Cette escalade a provoqué une vague de départs chez les expatriés au Liban et des recommandations d’évacuation de plusieurs ambassades. Le Canada a d’abord conseillé à ses citoyens d’éviter tout voyage au Liban, avant d’exhorter ses ressortissants à quitter le pays tant que les vols commerciaux sont maintenus.

Le Liban compterait 17 000 citoyens canadiens, binationaux pour l’immense majorité d’entre eux. « L’inscription au service étant volontaire, il est probable que ce chiffre ne corresponde pas au nombre total de Canadiens au Liban », indique toutefois Affaires mondiales Canada, laissant entendre qu’ils pourraient être beaucoup plus nombreux.

La plupart des binationaux ont été naturalisés pendant la guerre libanaise (1975-1990), puis pendant la guerre entre le Hezbollah et Israël en 2006. En tout, 101 882 Libanais ont obtenu un permis canadien de résidence entre 1975 et 2006, indiquent les données de Statistique Canada. Dès 1976, le Canada – et l’Australie – a mis en place des programmes particuliers permettant aux Libanais d’obtenir des visas d’entrée dans le pays pour des raisons humanitaires. Un grand nombre d’entre eux sont retournés au Liban dès la fin de la guerre.

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De la fumée s’élève d’un village près de Tyr, dans le sud du Liban, après une frappe israélienne, vendredi.

« Ma vie est ici, ma famille aussi »

Fatima Elie Eljamal fait défiler sur son téléphone ses échanges avec sa mère. « Elle s’inquiète, bien sûr, mais elle me fait confiance. Je la tiens au courant chaque jour de la situation. » Cette jeune photographe libano-canadienne âgée de 30 ans a passé la majeure partie de sa vie au Canada, avant de faire le choix de retrouver ses racines libanaises, il y a quelques années. Après mûre réflexion, elle ne rentrera pas au Canada.

Je me suis déjà préparée mentalement au fait qu’une guerre est possible ici. Et j’ai fait une liste des choses à stocker chez moi si ça arrivait.

Fatima Elie Eljamal

Dans un café du quartier Jal el Dib, dans le nord de la ville, Tarek Zard enchaîne les coups de fil en tirant sur un narguilé. Il s’apprête à lancer une nouvelle application mobile dans les jours qui viennent. Les affaires ne se sont pas arrêtées. « Au Liban, nous sommes habitués à ce genre d’incertitude, c’est un pays où il y a toujours des hauts et des bas, mais quoi qu’il arrive, les gens avancent. Vous connaissez beaucoup de pays qui ont dû traverser la COVID, une crise économique, l’explosion du port de Beyrouth et une guerre à sa frontière en l’espace de quatre ans ? »

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« Ma vie est ici, ma famille aussi », dit Tarek Zard, 38 ans, qui est né au Canada.

Il est né au Canada et y a vécu durant ses études, entre 2003 et 2009. « Je suis conscient qu’au Liban, avoir plusieurs nationalités est une chance. Mais je ne me vois pas partir dans les circonstances actuelles. Ma vie est ici, ma famille aussi », explique ce père de famille, dont les deux enfants disposent de la triple nationalité canadienne, française et libanaise.

Fuir, mais comment ?

La frontière avec Israël étant fermée, celle avec la Syrie périlleuse, il ne reste que la mer pour fuir le pays si l’aéroport est bombardé. En 2006, des efforts considérables avaient été déployés pour exfiltrer les ressortissants étrangers. Le gouvernement canadien avait évacué 14 039 personnes du Liban par voie maritime, vers Chypre et la Turquie, au moyen de 35 navires, à l’occasion de ce que le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Peter MacKay, avait appelé « de loin, l’opération la plus vaste [...] jamais organisée ou tentée au cours de l’histoire » du Canada.

Avec la crainte qu’un tel scénario se répète, des dispositions ont déjà été prises. Un quartier général des forces opérationnelles basé à Chypre a été mis en place, à partir duquel les planificateurs et le personnel de liaison des Forces armées canadiennes travaillent avec Affaires mondiales Canada pour assurer la sécurité des Canadiens dans la région.

« Il y a actuellement plus de 300 membres des FAC [Forces armées canadiennes] déployés pour soutenir cet effort, en plus du personnel d’AMC [Affaires mondiales Canada], d’IRCC [Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada] et de l’ASFC [Agence des services frontaliers du Canada]. Cela inclut l’avion CC-150 Polaris qui soutenait les départs d’Israël et qui restera dans la région », explique-t-on du côté de la Défense nationale canadienne.

En savoir plus
  • 300
    Membres des Forces armées canadiennes actuellement déployés dans l’éventualité d’une évacuation des Canadiens au Liban
    Forces armées canadiennes
    96 millions CAN
    Dépenses liées à l’évacuation de Canadiens du Liban en 2006
    mise à jour économique et financière de novembre 2006 du ministère des Finances