(Tel-Aviv) Il était 3 h du matin le 7 octobre, et Ronen Bar, chef du service de sécurité intérieure israélien, ne pouvait toujours pas déterminer si ce qu’il voyait n’était qu’un nouvel exercice militaire du Hamas.

Au siège de son service, le Shin Bet, les fonctionnaires avaient passé des heures à surveiller les activités du Hamas dans la bande de Gaza, inhabituelles pour le milieu de la nuit. Les responsables israéliens du renseignement et de la sécurité nationale, qui s’étaient convaincus que le Hamas n’avait aucun intérêt à entrer en guerre, ont d’abord pensé qu’il s’agissait d’un simple exercice nocturne.

Leur évaluation de cette nuit-là aurait peut-être été différente s’ils avaient écouté les communications sur les radios portatives des combattants du Hamas.

Mais l’unité 8200, l’agence israélienne de renseignement radio, avait cessé d’écouter ces réseaux un an plus tôt parce qu’elle considérait que c’était un gaspillage d’efforts.

À mesure que la nuit avançait, Ronen Bar a pensé que le Hamas pourrait tenter un assaut à petite échelle. Il a fait part de ses inquiétudes aux principaux généraux israéliens et a ordonné à l’équipe Tequila – un groupe de forces antiterroristes d’élite – de se déployer à la frontière méridionale d’Israël.

Jusqu’au début de l’attaque, personne ne pensait que la situation était suffisamment grave pour réveiller le premier ministre Benyamin Nétanyahou, rapportent trois responsables de la défense israélienne.

Quelques heures plus tard, les troupes de l’équipe Tequila étaient aux prises avec les milliers d’hommes armés du Hamas qui étaient parvenus à franchir la fameuse barrière frontalière israélienne pour pénétrer dans le sud d’Israël et y attaquer des villages et des bases militaires.

PHOTO TAMIR KALIFA, THE NEW YORK TIMES

Les proches d’une victime de l’attaque meurtrière du Hamas portent son cercueil, le 13 octobre dernier.

La force militaire la plus puissante du Proche-Orient n’avait pas seulement sous-estimé l’ampleur de l’attaque, elle avait également échoué dans ses efforts de collecte de renseignements, principalement en raison de son arrogance et de l’hypothèse erronée selon laquelle la menace représentée par le Hamas avait été contenue.

Malgré les prouesses et la sophistication technologiques d’Israël en matière d’espionnage, les hommes armés du Hamas avaient suivi un entraînement intensif pratiquement sans être détectés, et ce, pendant au moins un an. Les combattants, répartis en différentes unités aux objectifs spécifiques, disposaient d’informations précises sur les bases militaires israéliennes et sur la disposition des kibboutz.

Le sentiment de sécurité du pays a volé en éclats.

Plus de 1400 personnes ont été tuées, dont un grand nombre de femmes, d’enfants et de personnes âgées qui ont été assassinés de manière systématique et brutale. Des centaines de personnes sont retenues en otage ou portées disparues. Israël a répondu par une campagne de bombardements féroces sur Gaza, tuant plus de 8000 Palestiniens et en blessant des milliers d’autres, selon le ministère de la Santé dirigé par le Hamas.

PHOTO SAMAR ABU ELOUF, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Des enfants palestiniens regardent vers le ciel de Gaza après avoir entendu le son d’une frappe aérienne, le 7 octobre dernier.

Dimanche, l’armée israélienne a annoncé une intensification de l’assaut sur Gaza.

Cascade de défaillances

Les responsables israéliens ont promis de mener une enquête approfondie sur ce qui a mal tourné.

Même avant cette enquête, il est évident que les attaques ont été possibles en raison d’une cascade de défaillances qui s’est étalée sur des années – et non pas quelques heures, jours ou semaines. C’est ce que montre une enquête du New York Times fondée sur des dizaines d’entretiens avec des responsables israéliens, arabes, européens et américains, ainsi que sur l’examen de documents du gouvernement israélien et de preuves recueillies depuis le raid du 7 octobre.

  • Les responsables israéliens de la sécurité ont passé des mois à essayer d’avertir M. Nétanyahou que les troubles politiques causés par sa politique intérieure affaiblissaient la sécurité du pays et enhardissaient les ennemis d’Israël. M. Nétanyahou a continué d’appliquer ces politiques. Une journée en juillet, il a même refusé de rencontrer un général de haut rang venu lui présenter une menace basée sur des renseignements classifiés, selon des responsables israéliens.
  • Les responsables israéliens ont mal évalué la menace posée par le Hamas pendant des années et, de façon encore plus critique, dans la période ayant précédé l’attaque. L’évaluation officielle des services de renseignement militaire israéliens et du Conseil national de sécurité depuis mai 2021 était que le Hamas n’avait aucun intérêt à lancer une attaque depuis Gaza susceptible d’entraîner une réponse dévastatrice de la part d’Israël, selon cinq personnes au fait de ces évaluations. Les services de renseignement israéliens estimaient plutôt que le Hamas essayait de fomenter des violences contre les Israéliens en Cisjordanie, qui est contrôlée par son rival, l’Autorité palestinienne.
  • La conviction de M. Nétanyahou et des hauts responsables de la sécurité israélienne que l’Iran et le Hezbollah – sa force par procuration la plus puissante – représentaient la menace la plus grave pour Israël a détourné l’attention et les ressources de la lutte contre le Hamas. Fin septembre, de hauts responsables israéliens ont déclaré au New York Times qu’ils craignaient qu’Israël ne soit attaqué dans les semaines ou les mois à venir sur plusieurs fronts par des milices soutenues par l’Iran, mais ils n’ont fait aucune mention d’une guerre déclenchée par le Hamas depuis la bande de Gaza.
  • Ces dernières années, les agences d’espionnage américaines ont largement cessé de recueillir des renseignements sur le Hamas et ses projets, estimant que le groupe constituait une menace régionale gérée par Israël.

Dans l’ensemble, l’arrogance des responsables politiques et sécuritaires israéliens les a convaincus que la supériorité militaire et technologique du pays sur le Hamas permettrait de tenir le groupe terroriste en échec.

De nombreux hauts fonctionnaires ont reconnu leur responsabilité, mais pas M. Nétanyahou.

À 1 heure du matin dimanche en Israël, après que son bureau a été sollicité pour commenter cet article, Benyamin Nétanyahou a publié un message sur X qui reprenait les remarques qu’il avait faites au New York Times, reprochant à l’armée et aux services de renseignement de ne pas lui avoir fourni d’avertissement sur le Hamas.

« En aucun cas et à aucun moment, le premier ministre Nétanyahou n’a été averti des intentions de guerre du Hamas », peut-on lire en hébreu dans ce message. « Au contraire, l’évaluation de l’ensemble des hauts responsables de la sécurité, y compris le chef du renseignement militaire et le chef du Shin Bet, était que le Hamas était découragé et cherchait un arrangement. »

PHOTO ABIR SULTAN, REUTERS

Benyamin Nétanyahou, premier ministre d’Israël

Dans la foulée, Benny Gantz, membre de son cabinet de guerre, a publiquement réprimandé M. Nétanyahou, déclarant que « diriger, c’est assumer des responsabilités », et a demandé instamment au premier ministre de retirer son message. Celui-ci a été supprimé par la suite et M. Nétanyahou a présenté ses excuses dans un nouveau message.

Des avertissements ignorés

Le 24 juillet, deux généraux israéliens de haut rang sont arrivés à la Knesset, le Parlement israélien, pour adresser des avertissements urgents aux législateurs israéliens, selon trois responsables de la défense israélienne.

Ce jour-là, la Knesset devait donner son approbation finale à l’une des tentatives de M. Nétanyahou de réduire le pouvoir du système judiciaire israélien – une initiative qui avait bouleversé la société israélienne, déclenché de gigantesques manifestations dans les rues et entraîné des démissions massives dans les réserves militaires.

Une part croissante des pilotes en fonction de l’armée de l’air menaçait de refuser de se présenter au travail si la loi était adoptée.

Dans la mallette de l’un des généraux, Aharon Haliva, chef de la direction du renseignement militaire des forces de défense israéliennes, se trouvaient des documents hautement confidentiels expliquant pourquoi, selon des responsables du renseignement, l’agitation politique enhardissait les ennemis d’Israël.

PHOTO DAN BALILTY, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Aharon Haliva, chef de la direction du renseignement militaire des forces de défense israéliennes

Selon l’un de ces documents, les dirigeants de ce que les autorités israéliennes appellent « l’axe de la résistance » – l’Iran, la Syrie, le Hamas, le Hezbollah et le Djihad islamique palestinien – estimaient qu’il s’agissait d’un moment de faiblesse pour Israël et qu’il était temps de frapper.

Selon l’un des documents, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, avait déclaré qu’il était nécessaire de se préparer à une guerre majeure.

Aharon Haliva était prêt à dire aux dirigeants de la coalition que l’agitation politique créait une occasion pour les ennemis d’Israël d’attaquer. Seuls deux membres de la Knesset sont venus écouter son exposé.

La loi a été adoptée par une écrasante majorité.

Séparément, le général Herzi Halevi, chef d’état-major de l’armée, a tenté de transmettre les mêmes avertissements à M. Nétanyahou. Le premier ministre a refusé de le rencontrer, ont indiqué les responsables.

Les responsables israéliens pensaient que le Hezbollah dirigeait la planification d’une attaque coordonnée contre Israël, mais pas d’une attaque qui déclencherait une guerre totale.

Les inquiétudes des responsables se sont accrues au cours des mois d’août et de septembre, et le général Halevi a fait part publiquement de ses préoccupations.

Nous devons être plus préparés que jamais à un conflit militaire de grande ampleur et à multiples facettes.

Le général Herzi Halevi lors d’une cérémonie militaire le 11 septembre, quelques semaines avant l’attaque

Les alliés de M. Nétanyahou se sont rendus à la télévision israélienne et ont accusé le général Halevi de semer la panique.

Lors d’une série de réunions, le Shin Bet a donné des avertissements similaires à ceux de M. Halevi à de hauts fonctionnaires israéliens. Le chef du Shin Bet, Ronen Bar, a aussi fait une sortie publique.

L’invincibilité du mur

Les responsables israéliens étaient fermement convaincus que la « barrière » – un long mur en béton armé construit tant en surface et que sous terre – permettrait d’isoler la bande de Gaza. Il existait également un système de surveillance à la frontière basé presque exclusivement sur des caméras, des capteurs et des systèmes de « tir à vue » télécommandés, ont déclaré quatre hauts gradés de l’armée israélienne au New York Times.

Les hauts responsables militaires israéliens pensaient que la combinaison de la télésurveillance, des systèmes de mitrailleuses et du mur rendrait presque impossible l’infiltration en Israël et réduirait ainsi la nécessité de poster un grand nombre de soldats dans les bases.

Mais l’attaque du Hamas a mis en évidence la fragilité de cette technologie. Le groupe a utilisé des drones explosifs qui ont endommagé les antennes cellulaires et les systèmes de tir à distance qui protègent la clôture entre Gaza et Israël.

Pour contourner la puissante technologie de surveillance israélienne, les combattants du Hamas semblent également appliquer une discipline stricte dans les rangs du groupe, qui ne doit pas discuter de ses activités sur des téléphones portables.

Le groupe a très probablement divisé ses combattants en cellules plus petites.

Lors d’une conversation avec des enquêteurs militaires deux semaines après l’attaque, des soldats ayant survécu à l’assaut ont déclaré que l’entraînement du Hamas était si précis qu’ils ont endommagé une rangée de caméras et de systèmes de communication de telle sorte que « tous nos écrans se sont éteints presque exactement à la même seconde ». Le résultat de tout cela a été une cécité presque totale le matin de l’attaque.

Après l’arrêt des combats, les soldats israéliens ont trouvé des radios portatives sur les cadavres de certains militants du Hamas – ces mêmes radios que les services de renseignement israéliens avaient décidé, il y a un an, qu’il ne valait plus la peine de surveiller.

Cet article a d’abord été publié dans le New York Times.

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