La nomination du général Oleksandr Syrsky à la tête de l’armée ukrainienne suscite parfois la méfiance au sein des troupes. Des soldats se sont confiés à notre collaborateur.

(Donetsk, Ukraine) « J’ai pleuré quand j’ai appris la démission de Zaloujny », explique avec désarroi Mykhailo, 25 ans et soldat de la 36e brigade d’infanterie navale.

Après plusieurs semaines de spéculations, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a finalement annoncé le 8 février que Valeri Zaloujny, 50 ans, alors chef des armées ukrainiennes, serait remplacé par le général Oleksandr Syrsky, 58 ans.

Dans un contexte où le soutien à l’Ukraine est immobilisé au Congrès américain et où l’armée ukrainienne, encerclée par les forces russes dans la ville d’Avdiïvka (oblast de Donetsk) a dû finalement se replier, ce remaniement est perçu comme l’une des décisions les plus importantes depuis le début de la guerre en 2022.

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Mykhailo

Aimé de ses hommes, le général Zaloujny avait la réputation d’un homme intègre, courageux et conscient de la vie de ses hommes.

Dans un sondage publié par l’Institut de sociologie de Kyiv en décembre 2023, sa cote de popularité (88 %) parmi la population ukrainienne dépassait celle du président Zelensky (62 %).

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Valeri Zaloujny

À l’inverse, le général Syrsky traîne derrière lui la réputation d’un homme renfermé, froid, aux méthodes brutales et peu économe de la vie de ses hommes.

Lors de sa première intervention en tant que chef des armées ukrainiennes, Syrsky a néanmoins déclaré que « la vie et la santé des soldats a toujours été et reste la principale valeur de l’armée ukrainienne ».

Sa première décision aura également été de retirer ses troupes de la ville assiégée d’Avdiïvka et d’épargner la vie de ses hommes.

Mais au sein de l’armée, la suspicion demeure et la colère gronde.

« II voit la vie de ses hommes comme une équation mathématique »

Serhii, un soldat de 24 ans engagé dans la 124e brigade des forces territoriales, reconnaît à Syrsky son rôle décisif lors de la défense de Kyiv au tout début de la guerre et son coup de maître lors de la contre-offensive de Kharkiv en septembre 2022. Mais le jeune soldat bloque sur un détail : le passé de Syrsky.

« Pour moi, Bars [nom de guerre de Syrsky] reste russe, » confie le jeune soldat.

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Oleksandr Syrsky

Syrsky est en effet né en Russie en 1965 dans une famille russe ethnique avant de déménager, enfant, à Kharkiv (nord-est de l’Ukraine) dans les années 1970.

Élève brillant, il sort diplômé de l’École supérieure de commandement militaire de Moscou en 1985 avant de retourner en Ukraine comme officier de l’Armée rouge. Lors de la dissolution de l’Union soviétique en 1991, Syrsky fait le choix de l’Ukraine et rejoint son armée.

« J’ai servi sous ses ordres, explique Mykhailo d’un soupir. Contrairement à Zaloujny, il voit la vie de ses hommes comme une équation mathématique. C’est pour ça qu’on l’appelle le boucher. »

Ce titre, il le tire de son rôle lors de la bataille de Bakhmout tout au long de l’hiver 2023.

Contre l’avis du général Zaloujny, Syrsky, alors général des forces terrestres chargé de la défense de Bakhmout, a refusé à maintes reprises de retirer ses troupes de la ville assiégée.

Face à une armée russe prête à tout pour prendre la ville, Syrsky avait fait le choix de l’attrition. Son calcul était simple : infliger un maximum de pertes à l’ennemi et tenir le plus longtemps possible afin de préparer la contre-offensive d’été.

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Bâtiment à Chasiv Yar, dans l’oblast de Donetsk

Si cette dernière s’est avérée peu concluante, la bataille de Bakhmout s’est néanmoins soldée par la quasi-disparition de la compagnie militaire privée Wagner et la mutinerie de son chef, Evguéni Prigojine.

Pour sa défense, Aslan Ocherkhadzhiev, l’un des commandants du bataillon tchétchène Sheikh Mansour, considère que ce titre est relativement injuste. Il déclare : « On le surnomme “le boucher” simplement parce qu’il se bat jusqu’au bout et exige de ses soldats qu’ils en fassent autant. Il refuse de se rendre et de laisser la moindre parcelle de territoire aux Russes. »

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Aslan Mohammed Ocherkhadzhiev

« Plus déterminé, plus dur »

Daniil, nom de guerre « Rabbi », la quarantaine et médecin de combat de la troisième brigade d’assaut, essaie pour sa part de relativiser. S’il déplore le départ de Zaloujny, il ne s’affole pas pour autant de la nomination du général Syrsky.

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Daniil « Rabbi »

« C’est vrai qu’il a mauvaise réputation. Mais il a dirigé l’armée terrestre pendant les opérations les plus dures de la guerre. Il reste l’un de nos généraux les plus compétents et il est entouré d’une équipe très expérimentée. »

Rabbi, qui revient tout juste d’Avdiïvka, ne pense pas pour sa part que le nouveau général se soit retiré de la ville pour redorer son image auprès de ses soldats et laver sa réputation de « boucher ».

« La situation était désespérée. Il fallait se retirer. Syrsky savait qu’il était inutile de continuer à garder la ville », explique Rabbi.

Mykhailo, comme Rabbi, pense que la prise d’Avdiïvka est plus le fait d’un manque de matériel qu’une véritable décision altruiste de la part de Syrsky.

Ce qu’il nous manque, ce sont surtout des munitions et l’aide de l’Occident. Alors, que ce soit Zaloujny ou Syrsky à la tête de l’armée, ça ne va pas nous aider à remplir nos arsenaux.

Mykhailo

« Syrsky a une approche différente de la guerre ; il est plus déterminé, plus dur que Zaloujny, explique Aslan Ocherkhadzhiev. Il est prêt à apporter des changements plus radicaux dans ses tactiques et dans la manière dont il organise l’armée. Je pense que des temps très durs attendent l’armée russe. »

Rabbi, malgré le retrait d’Avdiïvka, confirme néanmoins les craintes partagées par de nombreux soldats par rapport au changement de commandement.

« On sait tous ce que sa nomination signifie », finit-il par avouer en caressant sa longue barbe. « Ça veut dire qu’on va aller au casse-pipe. »