La quasi-totalité des Arméniens a laissé l’enclave du Haut-Karabakh en à peine une semaine, après la victoire éclair de l’Azerbaïdjan. Le premier ministre arménien, Nikol Pachinian, a appelé les habitants à quitter le Haut-Karabakh, malgré l’assurance de Bakou que les deux peuples pourront vivre côte à côte pacifiquement. Notre collaboratrice est allée à la rencontre de réfugiés dans une ville frontalière.

(Goris) Les bénévoles inquiets ont les yeux rivés sur la route sinueuse qui mène vers les montagnes verdoyantes du Haut-Karabakh. Elle est désespérément vide, alors que ces derniers jours, elle était débordée de voitures chargées du peu de choses que les Arméniens ont pu prendre.

Une dizaine de femmes en blouse blanche, de l’hôpital à proximité, se mordillent les lèvres en attendant. « Cela ne présage rien de bon », dit en soupirant Nora, le visage creusé par les longs jours et nuits sans sommeil au poste-frontière du Kornidzor, à veiller à apporter les premiers soins nécessaires aux réfugiés exténués après des jours de route.

PHOTO AZIZ KARIMOV, ASSOCIATED PRESS

De nombreux biens ont été laissés derrière.

« Il doit y avoir un problème quelque part sur le chemin, je crains que l’Azerbaïdjan ait de nouveau fermé la seule route qui relie le Haut-Karabakh avec l’Arménie. Qui sait ce que les Azerbaïdjanais commettront avec les Arméniens restants... » Les pires rumeurs circulent ici sur le sort réservé aux Arméniens par les soldats azerbaïdjanais.

« Toute une vie dans quelques sacs »

Quelques dizaines de bus devraient bientôt récupérer les 20 000 derniers Arméniens toujours au Haut-Karabakh : les plus réticents à partir, ceux qui n’avaient pas de voiture et les blessés. Beaucoup n’ont pas pu être soignés sur place, dans une région sous le feu de Bakou et en proie à un blocus depuis des mois. Certains sont morts sans avoir pu être enterrés.

PHOTO ANTOINE MARTIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Des réfugiés du Haut-Karabakh dans la région de Goris

Est-ce que les bus reviendront avant la tombée de la nuit ? Ou est-ce qu’il leur arrivera quelque chose en chemin ? Quelque 100 000 Arméniens ont déjà quitté le Haut-Karabakh. Beaucoup s’arrêtent à Goris, ville frontalière, dans les hôtels réquisitionnés par le gouvernement pour les réfugiés ou chez des connaissances lointaines. D’autres préfèrent prendre la route directement jusqu’à Erevan, le plus loin du front.

Toute la route jusqu’à la capitale est sillonnée de voitures, avec quelques bagages sur le toit, parfois une trottinette ou un vélo d’enfant attaché par-dessus. Toute une vie dans quelques sacs en plastique.

« La seule chose que j’aurais aimé vraiment prendre, c’est mon chat », soupire longuement Igor Akopian, en se souvenant de son compagnon adoré, dormant sur ses genoux durant de longues soirées passées en solitaire dans la maison de son grand-père. « Je venais de finir de restaurer les arcades et le deuxième étage… » Tremblant de froid et de fièvre, le vieil homme, emmitouflé dans son manteau noir, se rappelle les longues heures passées à l’aéroport de Stepanakert, où sont basés les soldats russes qui devaient être garants de la paix, puis l’agitation de la foule tentant d’embarquer dans les bus pour fuir au plus vite la ville.

PHOTO ANTOINE MARTIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Des réfugiés du Haut-Karabakh dans la région de Goris

Blocus de plusieurs mois

« Beaucoup ont cassé leur téléviseur, même brûlé leur maison, moi, j’ai juste dit au revoir à chaque pièce de ma maison familiale », se souvient Igor Akopian, allumant délicatement sa cigarette. « La première chose que j’ai faite en arrivant à Goris, c’est d’acheter un paquet de cigarettes. Durant le blocus, on fumait des feuilles d’arbre enroulées dans du papier journal. On manquait de tout. Ils nous affamaient. »

Avant la signature du cessez-le-feu, puis l’annonce de l’autodissolution de cette république séparatiste, les habitants du Haut-Karabakh ont passé plusieurs mois en pénurie de médicaments, de carburant et de nourriture, en raison de la fermeture du corridor de Latchine par l’Azerbaïdjan.

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Les routes étaient bondées de voitures il y a quelques jours à peine.

« Vous devriez avoir vu comment les yeux de mes petites-filles se sont illuminés lorsqu’elles ont de nouveau pu manger un biscuit. Même moi, j’ai eu presque les larmes aux yeux lorsque j’ai de nouveau eu le goût sucré dans la bouche. Puis cette tendresse des bénévoles, qui proposaient leur aide avec tant de douceur », raconte, émue, Suzanne Badeian, grand-mère de trois petits-enfants.

PHOTO ANTOINE MARTIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Des vêtements sont donnés aux réfugiés.

Tenant des sacs en plastique remplis de nourriture et de papier de toilette offerts par la Croix-Rouge, la vieille femme s’apprête avec sa fille, son fils et ses petits-enfants à rejoindre en autobus des connaissances dans une autre ville. La petite Aida serre contre elle des petites voitures jaunes encore dans leur emballage de plastique, offertes par un volontaire. Partout sur la place centrale de Goris, les bénévoles s’affairent dans des tentes blanches pour apporter de l’aide et des conseils.

Abandon des terres natales

« Mais toutes ces souffrances ne sont rien face à la conscience d’avoir abandonné nos terres natales. Ces barbares d’Azerbaïdjanais piétinent nos croix chrétiennes dans la boue, ils ont démonté le symbole du Haut-Karabakh pour mettre le leur, ils assassinent nos enfants dans nos villages. Tout ce que je souhaite, c’est de retourner chez moi, je ne me vois pas vivre ici, sur ces terres qui sont certes arméniennes, mais qui ne sont pas les miennes », avoue avec amertume Suzanne Badeian, 72 ans. Elle vivait à Stepanakert depuis la déportation des Arméniens de Bakou en 1992, lors de la première guerre contre l’Azerbaïdjan. « Après toutes les horreurs commises par les Azerbaïdjanais, je ne pourrais jamais vivre à leurs côtés. »

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Malgré l’assurance de Bakou que les deux peuples pourront vivre en paix désormais au Haut-Karabakh, les Arméniens sont persuadés qu’ils étaient à la veille d’un deuxième génocide arménien, gardant en souvenir le terrible massacre de 1915, soit l’extermination organisée des Arméniens dans l’Empire ottoman.