La tension en Russie a monté d’un cran samedi tandis que les troupes du groupe paramilitaire Wagner progressaient vers Moscou. Si la rébellion a été freinée à quelques centaines de kilomètres de la capitale, ses conséquences se feront sentir pendant des semaines, voire des mois, estiment des spécialistes.

Les yeux du monde sont restés rivés sur la Russie samedi. Kilomètre par kilomètre, les troupes du groupe paramilitaire Wagner ont avancé vers Moscou, dans une insurrection inédite depuis des décennies. Puis, dans un revirement tout aussi inattendu, les mercenaires accusés de trahison par le président russe, Vladimir Poutine, ont rebroussé chemin à 400 kilomètres de la capitale.

« On n’était pas loin d’un coup d’État, ce qui est rare dans la Russie moderne », remarque le politologue Pierre Binette, spécialiste des questions de politique étrangère russe. « Ce n’est certainement pas terminé, estime-t-il, et ça va entraîner des changements. »

Vendredi, le chef de Wagner, Evguéni Prigojine, a lancé une rébellion armée pour défaire la chaîne de commandement de l’armée et « libérer le peuple russe ». À la tête de milliers de soldats, il a traversé la frontière ukraino-russe pour prendre le contrôle de la ville de Rostov-sur-le-Don, située à 1200 kilomètres au sud de Moscou. Puis, tout au long de la journée, un convoi de ses combattants est remonté vers la capitale du pays.

Selon The Guardian, Vladimir Poutine se serait envolé de Moscou en direction du nord-ouest, samedi après-midi. On ignore pour le moment où il se trouve.

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Véhicule transportant des combattants du groupe Wagner roulant à hauteur de Voronej sur l’autoroute reliant Rostov-sur-le-Don à Moscou

Le mercenaire Evguéni Prigojine voulait-il renverser le Kremlin ? Forcer le changement de l’état-major russe ? Les experts consultés par La Presse tout au long de la journée ne pouvaient se prononcer samedi.

« C’est comme Frankenstein », a imagé en entrevue Guillaume Sauvé, spécialiste de la politique intérieure et étrangère de la Russie à l’Université de Montréal. Evguéni Prigojine, « c’est le monstre horrible que Poutine a laissé se développer parce que ça lui était utile. Une armée privée, avec une marge de manœuvre immense, en Syrie, en Afrique, puis dans le Donbass, poursuit-il. Là, c’est le créateur qui se fait mordre la main. Mais est-ce que la créature va pouvoir manger son créateur ? Ça m’étonnerait ».

La suite de la journée lui a donné raison.

Revirement pour Prigojine

En fin de journée, à la suite de négociations menées par le président biélorusse Alexandre Loukachenko, le chef de Wagner a finalement annoncé que ses troupes retournaient dans ses camps, en Ukraine, pour éviter que le « sang russe ne coule ».

Le convoi se trouvait alors à moins de 400 kilomètres de Moscou, selon l’Agence France-Presse.

Selon le Washington Post, les agences d’espionnage américaines avaient reçu à la mi-juin des informations indiquant que le groupe paramilitaire préparait une action armée contre la défense russe.

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Le président russe, Vladimir Poutine, lors de son discours à la nation samedi

Le président russe Vladimir Poutine – qui a longtemps toléré les critiques d’Evguéni Prigojine – avait fait une sortie publique samedi matin pour dénoncer la « trahison » des rebelles, promettre de les « punir » et mettre en garde la Russie contre une « guerre civile ».

[Le président russe] a senti que la situation était dangereuse, parce qu’il n’aurait jamais fait ça s’il ne s’était pas inquiété pour sa propre sécurité, son propre pouvoir.

Pierre Binette, spécialiste des questions de politique étrangère russe

À son sens, l’insurrection menée par Evguéni Prigojine devait aussi rassembler d’autres opposants au Kremlin.

« [Le chef de Wagner] a une intelligence politique évidente, et une intelligence militaire aussi. Je pense qu’il ne se serait pas lancé dans cette aventure sans s’assurer du soutien de militaires russes, d’autres milices russes », estime le politologue.

Une avancée rapide pour Wagner

L’avancée rapide des mercenaires de Wagner vers Moscou samedi tend à appuyer cette hypothèse, selon M. Binette.

« Il y a des zones grises, observe-t-il. Comme le fait que l’armée ne soit pas intervenue [davantage pour lui bloquer le chemin], et que Prigojine ait reçu du soutien logistique, du carburant, etc. »

« Il n’y a pas eu de résistance, et quand il n’y a pas de résistance, c’est une forme d’appui », constate aussi François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

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Les combattants de Wagner quittent Rostov-sur-le-Don sous le regard de la foule, samedi soir.

Autre image marquante : en fin de journée, les combattants de Wagner se sont retirés de Rostov-sur-le-Don sous les acclamations de dizaines d’habitants qui scandaient « Wagner, Wagner ! », selon un journaliste de l’AFP.

La situation aurait toutefois été différente si les troupes avaient atteint Moscou, selon les spécialistes.

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Soldats russes se tenant près d’une entrée d’autoroute menant à Moscou

« Il existe énormément de forces militaires en Russie, détaille M. Binette. Il y a les forces armées officielles, mais aussi beaucoup de milices. Et il y a aussi les forces militaires de la protection de Poutine, qui sont quand même très nombreuses. »

« Le régime est certes affaibli, mais il y a quand même la garde nationale russe, qui est une sorte d’armée dans l’Armée, renchérit M. Sauvé. Et il y a le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (FSB) qui a des forces militarisées qui obéissent au régime. »

En d’autres mots, des affrontements étaient à prévoir une fois les mercenaires arrivés aux portes de la capitale, estiment les experts.

C’est dans ce contexte qu’Evguéni Prigojine a finalement annoncé faire marche arrière en fin de journée. ​​ « Nos colonnes font demi-tour et nous repartons dans la direction opposée rentrer dans les camps », a-t-il déclaré.

Prigojine en exil en Biélorussie

Après le départ de ses troupes, le chef de Wagner devrait échapper aux poursuites dont l’avait menacé Vladimir Poutine.

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Le chef du groupe paramilitaire Wagner, Evguéni Prigojine

L’enquête pénale le visant va être abandonnée et il pourra partir en Biélorussie, a annoncé le Kremlin samedi. Aucun des combattants du groupe Wagner, qui joue un rôle clé aux côtés de l’armée russe en Ukraine, ne sera d’ailleurs poursuivi pour son coup de force. La Russie leur a même offert des rôles au sein de son armée, d’après la BBC.

« Personne ne persécutera [les combattants], [en reconnaissance des services rendus] sur le front » ukrainien, a déclaré le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov. Il a défendu la nécessité d’un accord avec M. Prigojine pour éviter un « bain de sang ».

« Nous sommes reconnaissants au président de la Biélorussie pour ses efforts », a aussi salué le porte-parole du Kremlin.

Des Ukrainiens heureux

En Ukraine, des habitants de Kyiv se réjouissaient samedi de la fronde du groupe Wagner, peu de temps avant que celui-ci ne rebrousse chemin. Ils espéraient qu’il affaiblirait les troupes russes en Ukraine et favoriserait la contre-offensive de Kyiv.

« Je m’attendais à quelque chose, mais pas si vite et pas là. Je pensais que tout allait commencer après la fin de la guerre, mais cela a commencé plus tôt et c’est une très bonne chose », s’est réjoui Ilya Tsvirkoune, 21 ans, interrogé par l’AFP dans le centre de la capitale.

Avec l’Agence France-Presse