(Paris) « J’ai regardé ma fille et me suis dit : “je ne veux pas voir mon bébé broyé sous les roues de ce camion” » : une rescapée de l’attentat de Nice en 2016 a raconté vendredi, devant la cour d’assises spéciale de Paris, comment elle s’était jetée sous le camion-bélier pour sauver son enfant.

Le soir du 14 juillet 2016, Hager Ben Aouissi et sa fillette de quatre ans attendaient leur tour près d’un stand de bonbons sur la Promenade des Anglais quand soudain la petite fille s’exclame : « Maman, il y a un camion ! ».

Les terrifiantes images de vidéosurveillance diffusées à l’audience au début du procès ont montré le camion de 19 tonnes conduit par un Tunisien, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, foncer volontairement vers ce stand entouré d’une foule dense, essentiellement des familles avec des enfants, en ce soir de fête nationale française.

PHOTO ANDREW TESTA, NEW YORK TIMES

L’attaque au camion-bélier a fait 86 morts et plus de 400 blessés sur la Promenade des Anglais le 14 juillet 2016.

Lunettes noires à cause de séquelles sur un œil, Hager, 38 ans, soutenue à la barre par sa jeune sœur Lobna, poursuit son récit d’une voix essoufflée : « j’ai le sentiment horrible que ma fille va mourir ».  

Courir ? Le camion arrivait trop vite. Je n’avais pas le temps. Une seule chose comptait : protéger ma fille. Je me dis que je vais essayer de passer sous le camion entre ses roues ».

Hager Ben Aouissi

Elle demande à sa fille de se coucher sur le sol, lui passe une main sous la tête et la couvre de son corps. Le camion arrive.

« Les choses vont très vite. Je sens un choc. C’est le noir total, un bruit atroce comme un rideau de fer qui se baisse. Et puis la lumière, le camion nous dépasse ».

Hager reste allongée. « Je ne sais pas si je suis morte ou vivante ». Des cris de sa fillette la sortent de sa torpeur. « Maman, tu saignes… Ma fille avait la mâchoire qui tremblait, le regard terrifié ». Près d’elles, des corps broyés, déchiquetés.

« Comme un zombie »

« Ma fille se souvient de tout. Moi, j’ai perdu la mémoire de certains moments de ce soir-là. J’aimerais tellement que ce soit sa mémoire à elle qui fasse défaut et pas la mienne », confie-t-elle.

Grâce à son geste insensé, Hager a sauvé sa fille, âgée aujourd’hui d’une dizaine d’années, mais celle-ci souffre de séquelles psychologiques.

Elle doit être entendue par la cour mardi en visioconférence depuis Nice.

Après l’attentat, la fillette était comme « un zombie », raconte Hager : elle doit remettre des couches, reprend le biberon…

« Elle a aussi repris la tétine. Aujourd’hui encore, elle ne sort jamais sans sa tétine. Elle n’a plus jamais dormi dans sa chambre. Pendant les trois ans qui ont suivi, elle ne dormait qu’à cheval sur moi, dans le canapé », raconte Hager.

Sa fille est « en hyper vigilance ». Chaque été quand le mois de juillet arrive, « elle fait des crises de panique ».

Il a fallu déscolariser la petite fille qui ne supporte plus ni les cris, ni les bousculades.

« Les regards, les moqueries des autres sont devenues pour elle insupportables. Elle s’empêche de vivre, elle se déteste, elle se trouve nulle », poursuit Hager en pleurant. L’enfant est aujourd’hui dans une petite structure accueillant seulement sept élèves.

Hager parle de l’enfance « gâchée » de sa fille, rythmée désormais par les rendez-vous quasi quotidiens chez les psychologues.

La fillette a régulièrement des « crises de reviviscence » qui la replonge dans l’horreur de la nuit du 14 juillet.

Comme beaucoup d’adultes survivants, l’enfant souffre aussi d’un complexe de culpabilité. « Elle dit que c’est elle qui voulait des bonbons et que c’est à cause d’elle » que nous nous sommes retrouvés dans la trajectoire du camion, dit sa mère effondrée.

Elle se reprend et très digne, le ton plus ferme, elle dit : « Nos enfants ne retrouveront jamais leur enfance, volée, brisée. Mais on peut leur faire comprendre qu’il y a une justice, qu’une horreur pareille, ça ne reste pas impuni ».