Quarante-huit heures d’attente pour voir la reine ? Et pourquoi pas ?

(Londres) À Londres, l’attente a commencé pour voir la reine.

Le cercueil d’Élisabeth ne doit pas arriver avant mercredi 17 h à Westminster Hall, où il sera exposé jusqu’à lundi prochain, jour des funérailles. Mais il y avait déjà une dizaine de personnes en file mardi matin, au pied du Lambeth Bridge, en prévision de la chapelle ardente.

« Je suis arrivée lundi soir », raconte Ann, venue directement de Cardiff, au pays de Galles, avec sa chaise, ses duvets et un matelas pliable. « Je suis d’abord allée devant Westminster, mais un policier m’a gentiment fait comprendre que je devais attendre ici, de l’autre côté du fleuve. »

Ann revendique fièrement le titre de « numéro 2 » dans cette file embryonnaire, que l’on surnomme déjà la « queue E 2 » (pour Élisabeth II), qui pourrait compter jusqu’à 1 million de personnes et s’étirer sur plus de 8 kilomètres, selon les projections.

Elle aurait pu être numéro 1, mais elle s’est fait damer le pion par Vanessa, à qui on n’a pas pu parler parce qu’elle était aux toilettes, d’après les informations de numéro 2. En revanche, on a discuté avec Grace et Delroy, respectivement numéro 3 et numéro 4, ainsi qu’avec Steven, étonnant numéro 8, sur qui nous reviendrons un peu plus loin.

Prêts pour l’épreuve

Ces fans finis de la reine vivent leur deuil à fond. Au bout du compte, ils auront patienté près de 48 heures avant de pouvoir défiler devant le cercueil royal. C’est beaucoup plus que les 30 heures d’attente estimées pour ceux et celles qui feront la file de façon plus « normale » à compter de mercredi soir.

« Mais qu’est-ce que 48 heures pour rendre hommage à quelqu’un qui a régné 70 ans ? », demande Delroy, sur le ton de l’évidence.

Ces sympathiques obsédés sont visiblement prêts à tout pour être les premiers en chapelle ardente. Et ils n’ont rien laissé au hasard en prévision de leur longue attente.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Delroy, « numéro 4 », exhibe le costume africain qu’il portera à la chapelle ardente pour la reine Élisabeth II.

Chapeau jamaïcain sur la tête, numéro 4 sort de sa valise un plat rempli de légumes coupés, un sac de bonbons et une boîte de biscuits. « Je devrais avoir assez pour tenir jusqu’à demain » Et après ? « Après, on verra », dit-il, avant d’exhiber le costume africain qu’il portera pour l’occasion et qu’il garde au sec dans une housse.

Union Jack sur les épaules, numéro 3 brandit de son côté un pot de marmelade Golden Shred, apparemment la marque préférée de la reine. Chapeau de poils et drapeau gallois, numéro 2 montre son matelas, son imperméable. « J’ai tout ce qu’il faut. »

La nuit dernière, ils ont dormi sur le pavé. Ce matin, ils ont la bouche sèche et le cerveau en compote, à force de répondre aux questions de la presse.

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Un chargé de communications vient en aide à Grace et Ann devant de nombreux journalistes.

Le cirque médiatique est tel que le ministère de la Culture a dépêché un responsable des communications pour gérer la meute journalistique qui leur fond dessus comme des goélands sur un fish and chips. « Ce monsieur veille sur nous », lance numéro 2, soulagée, sans cacher son épuisement. De fait, deux auvents font leur apparition lorsqu’il se met à pleuvoir, une attention qui ne sera probablement pas répétée au-delà de cette poignée d’irréductibles.

« On ne pouvait pas les laisser comme ça sans défense, on a décidé de les prendre en mains », nous dit le communiquant, sans dévoiler son nom.

Rêver à la reine

À quelques mètres de là, appuyé au muret qui longe la rivière, Steven répond aux questions d’un air détendu. Il est arrivé à 8 h ce matin, presque en sifflotant. Ce qui lui vaut une très respectable huitième place.

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Steven, « numéro 8 »

Il porte une belle barbe blanche, une queue de cheval et un pantalon bouffant violet de style tibétain. Son look de vieux hippie ne cadre pas dans ce décor monarchiste. On le verrait plutôt dans un concert des Grateful Dead.

Et pourtant, c’est bien lui le plus allumé de tous. Car numéro 8 dit avoir une connexion « ésotérique » avec la royauté britannique. Rien de moins.

« Dans mes vies antérieures, j’étais membre de la cour, dit-il. J’ai été bouffon pour le roi Henri VIII [1491-1547]. Et j’ai été adoubé par Charles Ier [1600-1649].

— Hum… Intéressant. Et la reine ? Il y a aussi un lien cosmique ?

— Absolument. Elle m’est apparue en rêve à trois reprises, dit-il. La troisième fois elle m’a dit : “Encore toi ?” La deuxième fois, j’étais un de ses employés.

— Ah bon. Et la première ?

— Elle m’a surpris en train d’avoir du sexe dans une chambre de Buckingham Palace. J’ai dû quitter les lieux assez rapidement… Oh mon Dieu, je n’avais jamais dit cela à personne ! »

On ne sait pas si numéro 8 est sérieux. Mais il est sérieusement déterminé à tenir le coup jusqu’au bout. Comme les autres, il a apporté de quoi survivre aux intempéries, à la nuit, à l’ennui : un grand duvet, un parapluie et une copine pour lui tenir compagnie.

« Le mauvais temps ? Mais je suis anglais, monsieur ! Il peut y avoir des tornades et des trombes d’eau, ça ne me pose aucun problème… »

En fait, les seules trombes d’eau que numéro 8 redoute sont celles qui sortiront de ses yeux quand il se trouvera enfin devant le cercueil de la reine. Normal. Pour ces groupies extrêmes, qui ont choisi de « souffrir » pendant deux jours, le moment sera sans doute chargé d’émotions puissantes et incontrôlables.

« Soit je cacherai mes émotions, comme un bon Britannique, soit je m’effondrerai par terre et je fondrai en larmes, spécule numéro 8. Me connaissant, ce sera plutôt la deuxième option.

« Je n’ai pas honte de le dire. C’est une période très émotive. On a le droit de pleurer… »