La guerre contre l’Ukraine a suscité un nombre sans précédent d’enquêtes et de processus judiciaires. Est-on en train de repousser les limites de la justice internationale ?

En se retirant des villes qu’elle a brièvement occupées en mars avant de se replier vers le sud et l’est de l’Ukraine, l’armée russe a laissé derrière elle une traînée de preuves et de témoignages encore frais qui permettent d’étoffer les allégations de crimes de guerre.

La Cour pénale internationale (CPI) n’a pas attendu que cette mémoire s’efface : elle a déjà dépêché 42 enquêteurs en Ukraine. « C’est le plus grand déploiement jamais entrepris par mon bureau », a souligné le procureur de la CPI, Karim Khan, en entrevue avec Le Monde. Pour faciliter la tâche des enquêteurs, ce dernier envisage même d’ouvrir un bureau à Kyiv. Le tribunal de La Haye a aussi établi un accord de coopération avec l’équipe commune d’enquête européenne, mettant à contribution la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine elle-même.

Et c’est sans compter les enquêtes menées en parallèle par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, par les enquêteurs dépêchés par la France, les États-Unis ou la Grande-Bretagne, et par de nombreuses ONG spécialisées dans le droit humanitaire international.

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Un Ukrainien de 58 ans, Mykhailo Romaniuk, a été abattu à vélo en pleine rue à Boutcha, alors que la petite ville était sous occupation russe.

Ces enquêtes, qui s’ajoutent à celles menées par la justice ukrainienne elle-même, forment un cas de figure rarissime, note Marie Lamensch, coordonnatrice de l’Institut montréalais d’étude des génocides et des droits de la personne. Habituellement, souligne-t-elle, documenter un conflit en cours n’est pas évident, parce que les pays concernés doivent accepter la présence des enquêteurs internationaux.

Or, qu’il s’agisse de conflits internationaux ou de guerres civiles, les États n’ouvrent pas facilement leurs portes. Et quand ils le font, il est souvent trop tard, parce que les preuves ont en grande partie disparu.

En reprenant le contrôle de plusieurs villes de la banlieue de Kyiv qui venaient de subir une occupation brutale, l’Ukraine a donc ouvert la voie à une opération judiciaire d’une ampleur sans précédent.

Les causes les plus faciles, concernant de simples soldats, risquent de tomber dans le système judiciaire ukrainien. Les cas mettant en cause des officiers supérieurs ou des responsables politiques pourraient, eux, atterrir devant la CPI.

Avec ce vaste déploiement, le droit international, souvent accusé de lenteur et d’inefficacité, a une chance de « montrer sa pertinence », fait valoir Marie Lamensch.

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Marie Lamensch, coordonnatrice de l’Institut montréalais d’étude des génocides et des droits de la personne

La Russie a eu carte blanche pour toutes les horreurs commises en Syrie, et le monde n’a rien fait ; maintenant, on montre qu’on peut déployer des enquêteurs rapidement, qu’on n’est pas obligés d’attendre 20 ans.

Marie Lamensch, coordonnatrice de l’Institut montréalais d’étude des génocides et des droits de la personne

Le fait que le terrain ukrainien soit accessible, que les crimes aient été commis récemment, qu’on puisse compter sur de nombreux témoins, et que l’on ait accès à une profusion de témoignages diffusés sur les réseaux sociaux et authentifiés par la suite crée une situation unique.

L’ONG Mnemonic, qui recueille et vérifie l’authenticité du matériel sur des crimes allégués en Ukraine, a d’ailleurs déjà archivé des centaines de milliers de publications partagées sur des réseaux sociaux, en prévision d’une potentielle utilisation en cour.

Cette profusion d’enquêtes et de preuves va-t-elle repousser les limites du droit international ?

Un message clair

« Ce qui est unique, c’est la mobilisation de toutes les mesures de justice pendant le conflit en Ukraine », souligne Fannie Lafontaine, spécialiste du droit humanitaire international à l’Université Laval.

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Un quartier résidentiel rasé à Irpin, en banlieue de Kyiv

L’ampleur de ces enquêtes crée un précédent. « Ça envoie un message clair qu’il y aura des comptes à rendre, que les crimes de guerre ne resteront pas impunis », souligne Fannie Lafontaine.

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Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, en visite à Boutcha, le 28 avril dernier

Malgré cette mobilisation massive, il n’y aura pas de miracles, prévient-elle. Dès que la justice ciblera de hauts responsables du conflit, le processus prendra forcément du temps. Ne serait-ce que parce que « ça sera long avant de pouvoir leur mettre la main dessus ».

L’effet dissuasif de ces poursuites reste improbable, nuance la spécialiste. Ne serait-ce que parce qu’il est peu probable que les soldats russes qui combattent actuellement au Donbass aient accès aux informations sur ces enquêtes et procès pour adapter leur propre comportement en conséquence.

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À Irpin, obsèques d’Illya Shklyaruk, une jeune femme de 25 ans qui, selon des témoignages, aurait été abattue par des soldats russes alors qu’elle tentait de fuir la ville à bord de sa voiture.

En attendant, il y a déjà une leçon à tirer de ce vaste déploiement judiciaire, souligne Fannie Lafontaine. « Ça montre que la justice internationale peut fonctionner quand on met les moyens et que la volonté politique est là. »

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Un habitant de Borodianka scrute les décombres d’un immeuble de logements détruit par les forces russes, le 5 avril. La petite ville, qui comptait 13 000 habitants, a été presque entièrement détruite.

Fannie Lafontaine déplore qu’il soit aussi difficile de trouver des moyens pour financer les procès en droit humanitaire en République centrafricaine ou au Darfour. « La CPI a envoyé 42 enquêteurs en Ukraine, il y en a juste 2 au Darfour. »

Selon elle, s’il y a une leçon à tirer de l’exemple ukrainien, c’est que « quand on veut, on peut ».

La justice ukrainienne débordée : Trop grosse, la bouchée ?

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La procureure générale de l’Ukraine, Iryna Venediktova, le 7 avril dernier, alors qu’elle visite Borodianka, en ruines après le retrait des troupes russes.

Trois mois après le déclenchement de l’offensive russe, les enquêtes pour possibles crimes de guerre s’accumulent sur le bureau de la procureure générale de l’Ukraine Iryna Venediktova.

« Chaque jour, nous avons 100, 200, 300 nouveaux cas », pour un total de 13 000 causes, a-t-elle confié en entrevue au Washington Post la semaine dernière. De passage à La Haye, mardi, elle évoquait 15 000 crimes de guerre et 80 suspects.

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La procureure générale de l’Ukraine, Iryna Venediktova, en discussion avec le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, mardi dernier à La Haye

Déjà, une cinquantaine d’accusés sont poursuivis devant la justice ukrainienne, dont 17 en lien avec l’occupation meurtrière de la ville de Boutcha, en banlieue de Kyiv, en mars dernier. Et le 23 mai, un premier accusé, le soldat russe Vadim Chichimarine, a été condamné à la prison à perpétuité pour crime de guerre, pour avoir tué un civil.

Le 23 mai, un premier accusé, le soldat russe Vadim Chichimarine, a été condamné à la prison à perpétuité pour pour avoir tué un civil. Une semaine plus tard, la justice ukrainienne infligeait une peine de 11 ans d’emprisonnement à deux autres militaires russes, jugés coupables d’avoir bombardé des villages dans la région de Kharkiv.

Un tel déferlement de poursuites après trois mois d’un conflit toujours en cours, c’est du jamais-vu, d’après les experts. Mais la bouchée n’est-elle pas trop grosse pour un système de justice mal adapté à ce type d’actions en justice ?

C’est ce que craint Olha Reshetylova, coordonnatrice de l’Initiative des médias pour les droits de la personne, une ONG qui suit de près le fonctionnement de la justice ukrainienne depuis que le conflit du Donbass a éclaté dans l’est du pays, en 2014.

Il y a eu des dizaines de procès contre des combattants prorusses, et parfois des soldats ukrainiens, au cours des huit dernières années. Mais entre une accusation et une condamnation, il y a une marge parfois infranchissable.

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Olha Reshetylova, coordonnatrice de l’Initiative des médias pour les droits de la personne

La plupart des causes ont été reportées, nos juges ne savaient pas quoi faire avec ces procès, tenus souvent en absence des accusés et sans preuves suffisantes.

Olha Reshetylova, coordonnatrice de l’Initiative des médias pour les droits de la personne

Jointe à Kyiv la semaine dernière, Mme Reshetylova critique aussi le manque de transparence généralisé du système judiciaire ukrainien, alors que de nombreux procès, qui étaient à l’époque intentés en vertu de lois antiterroristes, se sont tenus de manière quasi confidentielle. Ces actions en justice n’ont même pas toutes été recensées, déplore-t-elle.

Une occasion de progrès ?

La vague de procès qui risque de déferler sur les tribunaux ukrainiens dans la foulée de l’invasion déclenchée par Moscou le 24 février dernier est une occasion à saisir pour un système de justice désuet, estime Mme Reshetylova.

D’autant plus que l’Ukraine, qui aspire à se joindre à l’OTAN et à l’Union européenne, a tout intérêt à montrer qu’elle respecte le droit international, souligne Marie Lamensch, coordonnatrice de l’Institut montréalais d’étude des génocides et des droits de la personne.

Le procès du soldat Chichimarine, reconnu coupable d’avoir abattu un homme de 62 ans qui circulait à vélo, indique que la justice ukrainienne est capable de redresser la barre. Le procès a même été diffusé sur l’internet, fait sans précédent en Ukraine, selon Olha Reshetylova.

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Vadim Chichimarine, 21 ans, a été reconnu coupable de meurtre par la justice ukrainienne.

Cette transparence est cruciale, dit Fannie Lafontaine, avocate spécialisée en droit pénal international, affiliée à l’Université Laval. « Rien n’indique que ce premier procès ait comporté des failles importantes, l’accusé avait droit à un avocat, les procédures ont été médiatisées », souligne-t-elle.

Mais selon Fannie Lafontaine, le procès du soldat de 21 ans qui a reconnu sa culpabilité était relativement simple. Qu’arrivera-t-il quand les causes se multiplieront, qu’il faudra établir des chaînes de commandement alambiquées et que les preuves seront inaccessibles sur le champ de bataille ou dans des villes occupées par la Russie ? « Il faut voir jusqu’où le droit ukrainien sera capable de refléter la complexité des crimes. »

Et ce n’est pas gagné.

Besoin d’aide

Ça risque de se corser avec des cas plus complexes, reconnaît Olha Reshetylova. « Nous sommes les victimes de l’agression russe, nous ne sommes pas neutres, nous devons faire appel à des juges internationaux pour nous aider à gagner la confiance de la communauté internationale et celle de la société ukrainienne », signale-t-elle. Son ONG a d’ailleurs fait une proposition en ce sens au gouvernement ukrainien.

Il y a la qualité de ces procès à venir. Mais il y a aussi la quantité.

J’ai peur que notre système judiciaire ne soit pas capable de digérer toutes ces actions en justice. Je suis loin d’être certaine qu’elles aboutiront toutes à des procès, et si nos tribunaux ne vont pas au bout du processus, il y aura une perte de confiance du public.

Olha Reshetylova, coordonnatrice de l’Initiative des médias pour les droits de la personne

Il y a aussi la question de la qualification des juges. Avec la quantité de poursuites, c’est tout l’appareil judiciaire ukrainien qui sera mobilisé par ces procès pour crimes de guerre. « Nos juges n’ont pas tous la formation nécessaire en droit humanitaire international, et on ne pourra pas tous les former », craint Mme Reshetylova.

Le défi est immense, selon elle. Mais en plaçant la justice ukrainienne au cœur de l’attention internationale, ces procès en série pourraient aussi provoquer, par la force des choses, une réforme trop longtemps attendue.