Après avoir survécu aux bombardements, de nombreux réfugiés ukrainiens sont évacués – et parfois même déportés de force – en Russie. Plus d’un million d’Ukrainiens ont foulé le sol russe, selon les autorités du pays. Trois d’entre eux ont accepté de témoigner.

(Prague, République tchèque) Dans Marioupol assiégé, Lioubov Golovtchenko, sa fille et leurs voisins cuisinaient le peu de nourriture restante sur un feu improvisé dans la rue. Un avion russe a soudainement largué sa bombe sur le groupe, tuant plusieurs personnes sur le coup et blessant gravement Lioubov Golovtchenko à la tête et au cou.

« Je me suis réveillée dans la cave deux jours plus tard, j’avais perdu beaucoup de sang », dit-elle au téléphone. Quand les Russes ont pris son quartier, ils ont forcé les habitants à monter dans des bus en direction de la Russie.

Lioubov Golovtchenko raconte la « filtration » qu’a subie sa fille à la frontière, quand les soldats russes l’ont interrogée et ont appris que son copain était dans l’armée ukrainienne. « Elle ne m’a pas raconté pour m’épargner, mais j’ai compris que c’était terrible, dit la mère. Elle en est sortie toute pâle. »

Arrivées à Taranrog, du côté russe de la frontière, mère et fille ont été forcées, avec d’autres réfugiés, de monter dans un train sous la garde de soldats. « Ils ne nous ont pas donné le choix, ils ne nous ont même pas dit où ils nous emmenaient », s’insurge la femme. Ce n’est qu’au moment du départ qu’ils leur ont annoncé que le train partait pour Penza, en Russie, à près de 1000 kilomètres.

« À Penza, ils nous ont installés dans des casernes militaires gardées par des soldats armés, des murs, du fil barbelé », relate Lioubov Golovtchenko. Elle a cependant pu être emmenée à l’hôpital pour que les chirurgiens lui retirent les éclats de bombe logés dans sa tête.

Lioubov Golovtchenko a réussi à garder son passeport et celui de sa fille, alors que les soldats confisquaient les papiers des autres réfugiés. « Les réfugiés étaient paniqués, ils se sentaient comme pris en otage, sans issue », se souvient-elle.

Alors que les autorités locales mettaient de la pression sur les réfugiés pour qu’ils demandent l’asile en Russie, Lioubov Golovtchenko a trouvé des bénévoles russes sur l’internet. Ceux-ci lui ont fourni un document de la Croix-Rouge permettant de gagner Saint-Pétersbourg, puis l’Estonie.

« Je ne pense pas retourner à Marioupol tant que [la ville] est sous occupation russe, je ne veux pas revenir là où les Russes nous ont bombardés et tués », indique Lioubov Golovtchenko, qui a déjà trouvé un travail en Estonie.

« Il y a eu une fusillade dans notre cour »

Ksenia, qui préfère taire son vrai nom par peur de représailles envers ses parents restés en zone occupée, a elle aussi survécu au siège de Marioupol. La jeune mère de 25 ans se souvient des bombes et des tirs. « Il y a eu une fusillade dans notre cour. Cachés dans la cave, nous entendions les bruits de course sur les toits et les grenades qui explosaient. »

Après la prise de son quartier par les forces russes, Ksenia et plusieurs de ses proches ont décidé de quitter la ville. « Nous avons appris que le chemin vers l’Ukraine était coupé et que la seule option était la Russie », raconte-t-elle.

À la frontière russe, Ksenia et les siens ont entendu parler d’un bus emmenant les réfugiés en Russie, sans poser de questions. « Monter dans un bus sans connaître sa destination, c’était un risque énorme, se souvient-elle. Beaucoup de gens ont préféré attendre. »

Ksenia et sa fille ont ensuite quitté la Russie par l’Estonie, où elle a reçu un accueil chaleureux, mais elle a préféré partir pour l’Allemagne. « Je ne peux pas rester dans un pays situé à la frontière avec la Russie, je ne veux pas revivre tout ça », fait-elle valoir.

Devoir se déshabiller devant les soldats

Joint au téléphone quelques heures après avoir traversé la frontière russo-estonienne, Roman Agachkov, employé du port de Marioupol avant la guerre, ne cachait pas sa joie d’avoir pu quitter la Russie avec sa femme et leur nourrisson.

PHOTO FOURNIE PAR ROMAN AGACHKOV

Roman Agachkov en Finlande, où il a finalement trouvé refuge avec sa famille

Après la destruction de leur appartement et l’occupation de leur quartier, la famille a vécu les difficultés d’approvisionnement et les contrôles incessants. « Nous avons compris qu’il fallait partir, mais nous ne voulions pas aller en Russie », explique Roman Agachkov.

Les forces d’occupation en ont décidé autrement.

Ils ne nous ont pas laissés aller vers l’Ukraine, seulement vers la Russie. En fait, c’est une déportation.

Roman Agachkov

Avant de monter à bord d’un autobus, les Agachkov ont entendu parler de l’inspection qui attendait les réfugiés. « Les gens racontaient que les Russes allaient vérifier les tatouages ou des traces de participation aux combats, sur les mains, les genoux. »

En chemin, Roman Agachkov a subi de nombreux contrôles. Il ne compte plus les fois où il a dû se déshabiller devant les soldats. Il s’était préparé à l’inspection des téléphones. « J’avais tout effacé, supprimé toutes les photos où je posais avec un drapeau ukrainien ou pendant les fêtes nationales. »

Arrivés à Taranrog, en Russie, les Agachkov ont été accueillis par un proche. Aidés par des bénévoles, ils ont pu gagner l’Estonie après un dernier interrogatoire serré. La famille a depuis trouvé refuge en Finlande.

En savoir plus
  • 1,1 million
    Près de 1,1 million de personnes originaires d'Ukraine et des républiques rebelles autoproclamées de Louhansk et Donetsk, dont près de 200 000 enfants, ont été évacuées vers la Russie en date du 2 mai, selon le ministère russe de la Défense.
    source : Agence de presse russe interfax
    772 121
    Afflux total de réfugiés d’Ukraine dans la Fédération de Russie, en date du 10 mai, selon l'Agence des nations unies pour les réfugiés (UNHCR).
    source : Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR)