Elles ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan d’Ukrainiens qui ont fui la guerre depuis qu’elle a éclaté il y a un mois ce jeudi. Trois sur plus de 3,5 millions. Parties en catastrophe de Kyiv, rencontrées les 27 et 28 février dernier en Pologne, Alina, Oksana et Helena partageaient les mêmes sentiments de stupéfaction, de profond désespoir et d’incompréhension. Maintenant qu’elles ont posé leurs valises faites à la hâte ailleurs en Europe, La Presse a pris de leurs nouvelles.

Alina : de Kyiv à Nuremberg

PHOTO FOURNIE PAR ALINA SKURATIVSKA

Alina Skurativska à Würzburg, en Allemagne

Elle était assise sur un banc de la gare de Przemyśl. Seule.

À sa gauche, un couple venait de nous signifier qu’il n’avait pas envie de parler. Alina Skurativska nous a suivis du regard, a fait un signe de la main. Elle avait besoin de parler. « Je sens que ma vie vient de me glisser entre les doigts. Je ne peux pas croire que Poutine a fait ça », a sangloté la femme de 38 ans. Par coquetterie, elle n’a pas voulu qu’on la photographie. Elle avait les traits tirés et les cheveux ébouriffés, vestiges des heures passées en train.

Son exil l’a menée chez une amie, à Nuremberg, en Allemagne, après une escale de trois jours qu’elle a passée « couchée ou assise dans une chambre d’hôtel » de Varsovie.

Je vais quand même bien, mais je suis déprimée et embrouillée.

Alina Skurativska, dans un échange sur Messenger

Avant l’invasion, Alina travaillait en marketing chez un concessionnaire automobile de Kyiv. « C’est fermé maintenant. On ne vend aucune voiture, tout est paralysé car la ville est assiégée », explique-t-elle. De toute manière, partie en panique après avoir vu des missiles pleuvoir en plein jour, le 26 février dernier, Alina n’a traîné ni son portable ni ses documents de travail.

À Nuremberg, elle ne sait pas trop quoi faire de ses dix doigts.

Alors elle s’active aux fourneaux. Prépare les repas pour son amie et pour elle. Il y a quelques jours, les deux copines ont visité Würzburg, en Bavière. « Une très jolie ville », remarque celle dont la biographie Instagram énumère comme intérêts « voyage, musique, photographie ».

La chose la plus difficile à réaliser, c’est que ma vie a dramatiquement changé, et que j’ai perdu tout ce que j’avais réussi à bâtir en travaillant si fort au fil des ans.

Alina Skurativska

« Maintenant, je comprends que la vie en soi est la chose la plus précieuse qu’on puisse avoir », indique Alina.

Oksana : de Kyiv à Světlá nad Sázavou

Oleg, le mari d’Oksana Lyshnikova, est passé à un cheveu de retourner en Ukraine.

Le 13 mars dernier, n’en pouvant plus, il s’est engouffré dans un train à destination de l’Ukraine pour aller défendre son pays plutôt que de se rendre à l’usine de cristal de la commune de Světlá nad Sázavou, en République tchèque, où il travaille depuis environ trois mois.

PHOTO FOURNIE PAR OKSANA LYSHNIKOVA

Oksana Lyshnikova, son mari Oleg et leur fils Damir dans le train les menant en République tchèque

Dans un geste de désespoir, Oksana l’a suivi dans le train. Ils ont passé la nuit ensemble. « Avec mes larmes, je l’ai convaincu de revenir. Nous étions déjà rendus à la frontière de l’Ukraine », confie-t-elle dans un échange par messagerie instantanée sur l’application Telegram.

Retour, donc, à la chambre qu’ils partagent avec la mère de la femme de 39 ans, et leur fils de 17 mois, Damir, pour encore deux mois.

L’espoir, c’est évidemment de dénicher un logement plus spacieux, ce qui n’est pas une chose simple, insiste Oksana – se loger est onéreux, et il y a pénurie de logements.

L’État tchèque leur fournit une aide mensuelle de 5000 couronnes tchèques par mois (près de 300 $ CAN) pour elle, sa mère et le bambin. Cela s’ajoute à la somme forfaitaire de 2400 couronnes (près de 140 $) reçue à l’arrivée.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Oksana Lyshnikova et son fils Damir, dans un refuge temporaire de Cracovie, en Pologne, le 27 février dernier

La famille a demandé le statut de réfugié.

Pour l’heure, tous tâchent de s’habituer à ce nouveau pays, le plus grand obstacle étant la langue, qu’ils ne maîtrisent pas.

Ils sont cependant entourés de bienveillance.

L’employeur d’Oleg, Crystal Bohemia, a assumé le coût des deux mois de loyer, et a fait don de vêtements.

Comme si devoir fuir la guerre n’était pas assez, ils ont en plus dû composer avec la perte d’une valise dans l’autocar entre Lviv, en Ukraine, et la Pologne, où La Presse avait rencontré Oksana Lyshnikova, dans un refuge temporaire de Cracovie.

Lisez notre texte « À bras ouverts »

Et l’avenir, que réserve-t-il à la famille ?

« C’est une question difficile. Je me la pose souvent. La vie le dira », répond Oksana.

Helena : de Kyiv à Paris

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Helena Tchitembo, à la station de train de Przemyśl, en Pologne, le 28 février dernier

Helena Tchitembo a quitté l’Ukraine pour de bon. Elle n’y retournera pas. « Je me dis que même si ça s’apaise, je n’aurai aucune garantie que ce sera stable à plus long terme. Peut-être que ça repartira dans cinq ans », expose au téléphone la jeune femme de 26 ans. Son départ en catastrophe de Kyiv l’a menée à Paris.

Lisez notre texte « Une solidarité à deux vitesses »

Elle n’oubliera pas de sitôt l’exténuante épopée de la capitale jusqu’à la frontière de la Pologne. Elle se souviendra de ce racisme qu’elle a rencontré sur les routes de l’Ukraine.

À la gare de Lviv, on m’a tirée hors du train par le manteau en disant que les étrangers passeraient en dernier. On entendait des trucs comme : “Vous allez rester ici, vous allez mourir, vous allez crever”. Ce n’était pas facile.

Helena Tchitembo

La Congolaise d’origine s’est extirpée de l’Ukraine après y avoir habité sept ans. Doctorat en pharmacie en poche, Helena se voit bien rester en territoire français. « Je vis au jour le jour. Si je peux rester ici, je vais rester ici. Il y a de bonnes chances que je puisse travailler ici après un certain temps ; voilà aussi pourquoi j’apprécie la France. Le fait que je maîtrise la langue est aussi un avantage », expose-t-elle.

PHOTO FOURNIE PAR HELENA TCHITEMBO

Helena Tchitembo en balade à Paris

Malgré tout, elle pense encore « beaucoup » à son ancien pays d’adoption. « Il y a une partie de moi qui est restée là-bas. Je suis attristée par ce qui arrive aux Ukrainiens, malgré tout ce qu’on a eu à vivre à la frontière », lâche Helena qui, au moment de cet entretien, était logée dans une chambre d’hôtel à Paris en compagnie de sa sœur Gisèle, avec qui elle a fui. « Une chambre quatre étoiles », spécifie-t-elle.

En attendant de se reloger de façon plus permanente.

« J’ai l’habitude d’être assez indépendante », indique Helena.

Avec la précieuse collaboration d’Agnès Gruda, La Presse