Pour mieux comprendre la guerre en Ukraine, l’experte Ekaterina Piskunova, du département de science politique de l’Université de Montréal, répond aux questions des lecteurs de La Presse.

Q : Est-ce que vous pensiez que Vladimir Poutine irait aussi loin, c’est-à-dire qu’il menacerait l’intégrité du territoire entier de l’Ukraine, ne se contentant pas de tenter d’annexer les républiques prorusses autoproclamées de l’est ?

R : Dans les circonstances, c’est difficile de prévoir jusqu’où ira Poutine. Je continue de penser que son but n’est pas d’envahir ni d’annexer l’entièreté de l’Ukraine. Il peut néanmoins viser un changement de régime à la tête de l’Ukraine.

Est-ce qu’il existe en Ukraine une force politique prorusse qui pourrait prendre la relève si le gouvernement actuel était renversé ?

Très certainement. Une force politique prorusse est déjà présente en Ukraine. Il y a d’ailleurs déjà eu des présidents ukrainiens prorusses. Le Kremlin est très habile à en créer.

Quelle est la raison principale de ce conflit ? Est-il uniquement d’ordre économique et lié aux ressources naturelles ?

Il n’est pas du tout lié aux ressources naturelles. L’Ukraine compte de nombreuses ressources naturelles, comme les mines de charbon de Donetsk ou les terres agricoles du pays. Les terres fertiles d’une Ukraine en paix auraient pu nourrir toute l’Europe ! Mais non, ce n’est pas l’intérêt principal du conflit.

Quelle est la réaction de la population russe face aux décisions de Poutine dans ce dossier ?

Il y a deux éléments. D’abord, la reconnaissance par la Russie des républiques séparatistes ukrainiennes recueille 73 % d’approbation chez les Russes, selon un récent sondage. Pour ce qui est de l’appui à la guerre, c’est encore trop tôt pour en juger. Les premières réactions sur les réseaux sociaux parlent d’une condamnation de la guerre en général.

Pourquoi l’Ukraine et les pays occidentaux n’ont-ils pas accepté de confirmer que le pays ne ferait jamais partie de l’OTAN ? Quelle est la part de responsabilité des pays occidentaux dans ce conflit ?

Il y a certainement une responsabilité des pays occidentaux dans ce conflit. On aurait dû prendre plus au sérieux la fermeté de l’intention de la Russie d’aller jusqu’au bout, pour assurer sa sécurité. La raison pour laquelle l’OTAN n’a pas fait de promesse pour intégrer ou non l’Ukraine à son alliance, c’est que l’OTAN croit tout aussi fermement qu’un pays démocratique devrait avoir le libre choix d’adhérer ou de ne pas adhérer à une alliance de ce genre.

Pourquoi Vladimir Poutine évoque-t-il une « dénazification » de l’Ukraine ?

Le mot même de « dénazification », qui est apparu relativement récemment, vise à mobiliser le peuple russe et les forces prorusses. La lutte commune contre le nazisme et le fascisme a uni les peuples pendant la Seconde Guerre mondiale. Cela permet de mettre une étiquette contre tout ce qui est antirusse en Ukraine. C’est un mot judicieusement choisi, qui vise aussi les forces ultranationalistes antirusses, très présentes en Ukraine. Il vise donc à démoniser le pouvoir ukrainien.

Est-ce que cette crise pourrait pousser l’Europe à chercher des moyens d’accroître son indépendance face au gaz russe, « ce qui, à plus long, terme affaiblira beaucoup l’influence russe en Europe » ?

L’Europe est effectivement dépendante du gaz naturel russe, surtout en Roumanie, en Hongrie et en Allemagne. Cette situation pousse déjà l’Europe à chercher du gaz ailleurs. L’Europe est notamment forcée d’acheter du gaz liquéfié américain, qui coûte beaucoup plus cher. Pour l’instant, ce n’est pas le gaz naturel russe qui est sanctionné, mais plutôt le gazoduc Nord Stream 2, dans lequel l’Allemagne a investi beaucoup d’argent. C’est un sacrifice que Poutine et l’Allemagne ont accepté de faire. Mais, oui, la situation va pousser l’Europe à chercher du gaz ailleurs. La question est : où va-t-elle le trouver ? Les prix du gaz vont certainement augmenter à la suite de cette guerre, tout comme le prix du baril de pétrole, d’ailleurs.

Que peut le président ukrainien Zelensky face à un « vieux renard » comme Poutine ?

L’expérience de Vladimir Poutine, qui compte 22 ans au pouvoir en Russie en plus de son expérience dans les services secrets, n’a rien de comparable avec celle de Volodymyr Zelensky, qui était un excellent comédien avant de devenir président. Par contre, cela m’étonne que Zelensky n’ait pas demandé encore l’intervention de l’ONU pour obtenir un cessez-le-feu immédiat. Les bons offices du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, lui ont été offerts mercredi. Le président Zelensky a demandé des armes, du matériel militaire, mais n’a pas demandé à l’ONU d’intervenir.

Quelle est la position de la Chine par rapport à ce conflit et quel rôle pourrait-elle jouer ?

La Russie entretient de bonnes relations avec la Chine, des relations qu’on a parfois tendance à sous-estimer. Poutine a rencontré Xi Jinping deux ou trois fois avant l’opération militaire, ce qui a donné un sentiment d’assurance au Kremlin. La Chine n’interviendra pas dans le conflit, mais elle pourra certainement procurer un appui implicite à la Russie.

Les propos ont été édités dans un souci de concision.

Avec la collaboration de Judith Lachapelle, La Presse