Accès limité aux capitaux occidentaux, institutions bancaires et élites russes visées, projets d’infrastructure suspendus : la salve de sanctions visant la Russie depuis le début de son opération militaire en Ukraine a de quoi marquer les esprits. Mais fonctionne-t-elle vraiment ? Plus ou moins, préviennent des experts.

Selon la professeure au département de science politique de l’Université de Montréal Marie-Joelle Zahar, spécialiste en résolution de conflits, il faut d’emblée comprendre que les sanctions internationales ont « historiquement un taux de succès relativement bas » parce qu’elles sont rarement « universelles ».

« Autrement dit, ça ne vient pas de façon unifiée, ce qui veut dire que, souvent, les pays visés peuvent trouver ce dont on les prive par d’autres fournisseurs. C’est probablement le cas en Russie actuellement », soutient-elle.

Dans le cas présent, Mme Zahar rappelle en effet que Vladimir Poutine a bien pris soin de « sceller une entente stratégique sans limites avec la Chine » avant d’envahir l’Ukraine, au début de février, pour s’assurer que son plus proche allié – devenu un joueur clé dans le conflit – « bloque justement ce régime de sanctions universelles ». « L’utilité des sanctions, pour le Canada par exemple, c’est surtout de signaler à nos populations que nous ne resterons pas les bras croisés. Mais au fond, leur effet est assez limité », raisonne la professeure.

Le pouvoir avant tout

La directrice du Centre d’études sur la défense et la sécurité de l’Université du Manitoba, Andrea Charron, abonde dans son sens. À ses yeux, seule une réponse concertée viendrait réellement freiner les ambitions du président de la Russie. « Poutine ne comprend que le pouvoir. Ça prendrait une réponse unifiée, qui inclurait les États-Unis, l’Europe, l’Angleterre, l’OTAN, pour carrément couper tous les liens financiers avec la Russie », dit-elle.

Pour avoir une incidence, il faudrait saisir tout l’argent des grands oligarques, des élites économiques, bref tout ce qui peut alimenter l’agression militaire.

Andrea Charron, professeure à l’Université du Manitoba

Certes, une action aussi forte risquera des « conséquences désastreuses » pour le peuple russe et même pour les pays occidentaux, « mais l’ordre mondial est en jeu », affirme Mme Charron. « Si nous ne sommes pas préparés à utiliser la force, alors il nous faut utiliser de vraies sanctions », poursuit-elle. La professeure fait aussi remarquer que l’Assemblée générale des Nations unies pourrait invoquer « l’union pour le maintien de la paix » pour appliquer des sanctions « unilatérales et fortes », comme elle l’avait fait dans les années 1950 pendant la guerre en Corée.

Jeudi, Justin Trudeau, premier ministre du Canada, a annoncé que de nouvelles sanctions « viseront 62 personnes et entités, dont des membres de l’élite russe et leur famille, ainsi que le groupe Wagner et de grandes banques russes ». « Nous sanctionnerons également les membres du Conseil de sécurité russe, dont le ministre de la Défense, le ministre des Finances et le ministre de la Justice », a-t-il dit, affirmant que ces mesures de représailles auront une « grande portée », car elles « vont entraîner de grands coûts aux élites russes ». Peu après, à Washington, le président des États-Unis, Joe Biden, a aussi annoncé que des élites et quatre banques russes supplémentaires seraient sanctionnées, pendant que plus de la moitié des importations technologiques de la Russie seront supprimées. M. Biden compte défendre « le moindre pouce de territoire de l’OTAN », mais n’enverra pas de troupes en Ukraine.

Jusqu’où ira Poutine ?

Ce qu’il faut aussi considérer, affirme le fondateur de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, Charles-Philippe David, c’est que « Vladimir Poutine ne se laissera impressionner par rien actuellement ». « C’est un peu le constat extraordinaire de tout le monde en ce moment : cet homme n’est pas influençable, il n’a qu’une seule mission en tête. Et il est prêt à amener son pays dans la cave pour gagner. L’Ukraine, comme on l’a connue, n’existera plus », soutient M. David.

« Il y a quand même une série de sanctions qui peuvent faire mal, et c’est là qu’il faut frapper », ajoute le spécialiste. Selon lui, la « sanction ultime » serait d’interdire aux banques russes – comme l’a réclamé jeudi le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky – d’utiliser le système de messagerie SWIFT, rouage essentiel de la finance mondiale. M. Biden a indiqué que la mesure n’était qu’une « option » à ce stade, l’Union européenne n’étant pas chaude à l’idée. Celle-ci reviendrait à isoler la Russie sur le plan bancaire. « Ça serait une première. C’est comme si on disait aux Canadiens : vous ne pouvez plus échanger sur les marchés internationaux. Et ce n’est pas rien », ajoute M. David.

Une autre forte pénalité, ajoute de son côté Mme Charron, serait de « mettre la Russie sur une liste de contrôle aérienne ». « Ça voudrait dire que tout ce qui entre en Russie est systématiquement vérifié, en se posant toujours la question : est-ce qu’on veut que ça lui soit envoyé ? À long terme, ça peut vraiment faire mal », dit-elle.

« L’enjeu avec des sanctions très sévères, comme on l’a vu en Afrique du Sud lors de l’apartheid, c’est qu’elles finissent toujours généralement par faire beaucoup plus mal à la population. Ça implique toutes sortes de questions d’ordre éthique et moral qu’il faut aussi se poser », conclut Mme Zahar.