(Marioupol) Après huit ans de combats contre les séparatistes prorusses, l’Ukraine pourrait-elle reconquérir ses territoires perdus grâce à une opération charme, une grande séduction ? C’est le pari que fait la ville portuaire de Marioupol, tout près du front, avec un petit coup de pouce du Canada. Mais il est loin d’être gagné d’avance.

Vasyl Geor sourit, son papier dans la main. Enfin, son problème de loyer est réglé. Épicier de profession, il devait négocier avec les autorités municipales les termes de la location de son espace commercial du village de Staryi Krym, petite localité de l’agglomération de Marioupol. En temps normal, il aurait dû se rendre en ville et attendre longtemps dans un bureau inhospitalier de l’administration publique, avant de rentrer chez lui tard, éreinté par la lourdeur de la bureaucratie.

Mais aujourd’hui, c’est le bureau qui est venu à lui. Un bureau sur roues, aménagé dans un camion, qui transporte quatre fonctionnaires et se rend dans les villages reculés pour offrir des services administratifs. Y compris dans les villages situés au front, où les déplacements sont compliqués par les affrontements entre l’armée ukrainienne et les forces séparatistes.

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Vasyl Geor, commerçant dans le village de Staryi Krym, dans l’agglomération de Marioupol

C’est une excellente initiative. Je préfère aller chercher mes papiers à ce camion, parce qu’en ville, il y a tellement de monde !

Vasyl Geor, commerçant dans le village de Staryi Krym, dans l’agglomération de Marioupol

Le camion vaut 190 000 $ US (environ 240 000 $ CAN). Sur le côté, on aperçoit un drapeau canadien. Ottawa a financé la distribution de dix bureaux roulants de ce type dans les régions du Donbass et de Louhansk, toutes deux touchées par la guerre qui s’éternise et isole les populations locales. Leur distribution s’est faite depuis deux ans par le truchement du Programme des Nations unies pour le développement.

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Bureau roulant financé par Ottawa qui sert à offrir des services administratifs dans certains villages ukrainiens

« L’idée était d’aider les personnes âgées, celles qui ne vont pas en ville parce qu’elles trouvent ça trop difficile, avec le transport et le fait qu’il y a souvent une longue file d’attente », explique Ivan Truba, avocat à la Ville de Marioupol.

Lors du passage de La Presse, le camion terminait une journée de travail à Staryi Krym au cours de laquelle 45 résidants étaient venus chercher des documents fonciers pour leur maison, des permis divers, des services d’aide juridique ou un formulaire d’aide sociale.

Redorer le blason du gouvernement

Ce nouveau service, qui permet de joindre des gens qui avaient autrefois peu de contacts avec l’administration municipale, fait partie des nombreuses initiatives visant à redorer le blason du gouvernement ukrainien, dans une région divisée où une bonne partie de la population soutenait le camp prorusse quand la guerre a éclaté, en 2014.

Marioupol est tombé brièvement entre les mains des combattants séparatistes cette année-là, avant d’être repris par l’armée ukrainienne. L’année suivante, une pluie de 126 roquettes s’est abattue sur la ville en l’espace de 30 secondes, tuant 30 civils et blessant 117 personnes. Les façades d’un ancien poste de police et de l’ancien édifice du conseil municipal, sur l’avenue de la Paix, sont encore criblées de balles.

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L’ancien édifice du conseil municipal de Marioupol a été lourdement endommagé lors d’une offensive des séparatistes prorusses en 2015.

Avec son port sur la mer d’Azov, ses aciéries géantes, ses deux universités et son demi-million d’habitants, Marioupol est maintenant la plus grande ville de la région du Donbass à demeurer sous le contrôle du gouvernement ukrainien. Les troupes des séparatistes sont toutes proches, la frontière de la Russie aussi.

Le maire Vadym Boichenko a multiplié les entrevues dans les médias pour présenter sa cité comme la « vitrine » du mode de vie ukrainien auquel les habitants des territoires séparatistes pourraient aspirer si les combattants déposaient les armes.

Son administration, largement appuyée par des dons de pays étrangers et des ONG, a lancé une foule de projets : amélioration de l’infrastructure de traitement vétuste de l’eau potable, aménagement d’une promenade maritime pour attirer les touristes, installation de nouveaux lampadaires, construction de parcs et d’une place publique dotée d’une grande fontaine.

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Usine d’acier à Marioupol

Un nouveau système de caméras de surveillance a fait chuter la criminalité de 30 %, selon les statistiques officielles. Les efforts de lutte contre la corruption semblent aussi avoir porté leurs fruits : l’an dernier, l’organisme Transparency International a classé Marioupol au premier rang des villes ukrainiennes pour la transparence et la reddition de comptes, alors qu’elle croupissait au 57e rang il y a six ans.

L’été dernier, la réouverture du restaurant McDonald’s fermé depuis des années a été célébrée comme une réalisation majeure par la mairie. « Il est aussi important que la marque de renommée mondiale McDonald’s soit revenue à Marioupol. C’est un indicateur que les grandes entreprises n’ont pas peur d’investir dans la ville », a indiqué le maire dans un communiqué triomphant.

Habitants partagés

La ville est-elle vraiment en train de devenir un pôle d’attraction capable de rallier à l’Ukraine les habitants de la région qui se sont plutôt tournés vers la Russie ? Dans la rue, les citoyens sont partagés.

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Valentin Ivonvitch, résidant de Marioupol

« Je vis ici depuis 1962 : de mon vivant, la ville n’a jamais été mieux qu’aujourd’hui. Ils ont reconstruit le centre-ville et amélioré beaucoup de choses, comme les parcs, les routes, les zones piétonnières », affirme avec enthousiasme Valentin Ivonvitch, résidant rencontré par La Presse pendant sa promenade cette semaine.

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Tatiana Kochubeiy et son enfant dans un parc de Marioupol

Tatiana Kochubeiy, une jeune mère de famille, croit de son côté qu’il reste du chemin à faire pour réduire la pollution causée par les aciéries, principales industries de l’agglomération. « Il y a beaucoup d’endroits qui ont été restaurés, plusieurs endroits pour passer du temps avec les enfants. Le seul problème, c’est la fumée de l’usine », dit-elle.

« Pour la vie culturelle, les anciens établissements sont encore ouverts, même s’ils n’en ont pas créé de nouveaux », affirme Alla Ivanova, qui y voit un facteur d’attraction majeur.

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Constantin Ivanov et Alla Ivanova

Mais son mari, Constantin Ivanov, est plus nuancé. « La vie culturelle est bonne, mais le problème, c’est le travail. Il n’y a pas beaucoup d’initiatives pour créer des emplois », dit celui qui habite en ville, mais travaille à la campagne dans une entreprise agricole.

Prendre les choses en main

Galyna Balabanova, l’une des animatrices du centre culturel Halabuda, aménagé dans un ancien gym, croit que les citoyens ne doivent pas seulement attendre que les autorités prennent les choses en main. Les groupes de la société civile et les entreprises doivent mettre la main à la pâte pour rendre la ville attrayante et effacer les séquelles de la guerre.

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Galyna Balabanova, l’une des animatrices du centre culturel Halabuda, à Marioupol

La Ville fait surtout des choses comme des fontaines. Elle veut être la vitrine du Donbass face à Donetsk [la plus grande ville conquise par les forces prorusses].

Galyna Balabanova, l’une des animatrices du centre culturel Halabuda, à Marioupol

Son organisme offre des cours de photo et des ateliers d’art pour tous les âges, organise des spectacles et d’autres activités de loisirs et d’éducation populaires. Son offre s’est décuplée ces dernières années. « Je vois de plus en plus de confiance ici. Il y a plus d’attractions, plus d’occasions », croit-elle.

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Atelier d’art offert au centre culturel Halabuda

Olesia Markovic, doctorante en sociologie à l’Université nationale Académie de Mohyla de Kiev, estime que pour gagner le cœur de ceux qui ont des liens économiques et culturels plus forts avec la Russie qu’avec l’Ukraine, il faudra encore des efforts.

« Je crois que le développement économique et culturel est crucial. Je crois qu’on peut leur envoyer le message qu’ils ne sont pas abandonnés, que nous sommes tous ukrainiens et qu’ils sont les bienvenus pour revenir au sein du pays. Mais eux doivent faire leur bout de chemin aussi », affirme celle qui a étudié la situation des populations du Donbass.

« Quand les gens ont assez à manger, ils pensent moins à se battre, mais ils ont aussi besoin qu’on leur donne leur chance de se construire une vie normale bien à eux », affirme la chercheuse.