Une série de pourparlers tenus cette semaine à Genève et à Bruxelles entre la Russie, les États-Unis et l’OTAN ont débouché sur une impasse doublée d’une escalade verbale. Devant ce blocage, le risque de conflit armé est réel. Mais à cette étape de la crise, rien n’est joué. Vladimir Poutine est-il prêt à aller en guerre ?

Une épée de Damoclès au-dessus de l’Ukraine

PHOTO ANDRIY DUBCHAK, ASSOCIATED PRESS

Un soldat ukrainien posté à la ligne de démarcation entre les territoires contrôlés par les forces prorusses et ukrainiennes dans la région de Donetsk, le 10 janvier dernier

Ces jours-ci, à Kiev, des inspecteurs font la tournée des centaines de bunkers hérités de la guerre froide, au cas où ils seraient appelés à servir si jamais la Russie devait lancer une offensive militaire contre l’Ukraine.

Dans un reportage diffusé mercredi par le réseau CBC, la journaliste Briar Stewart visite un de ces abris, construit en 1986 et destiné à héberger 350 travailleurs essentiels en cas d’invasion russe, situé sous un immeuble administratif de la capitale ukrainienne.

PHOTO VALENTYN OGIRENKO, ARCHIVES REUTERS

Un bunker sous Kiev construit pendant la guerre froide

Mais cette opération de dépoussiérage d’anciens abris ne signifie pas que les Ukrainiens sont en panique.

Depuis que la Russie a rassemblé 100 000 soldats à la frontière de leur pays, fin 2021, les Ukrainiens vivent dans l’appréhension d’une offensive, mais la considèrent comme peu probable, observe Dominique Arel, titulaire de la Chaire en études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa.

  • Image satellite qui montrerait des forces russes stationnées à Soloti, tout près de la frontière ukrainienne, le 5 décembre

    PHOTO MAXAR TECHNOLOGIES, REUTERS

    Image satellite qui montrerait des forces russes stationnées à Soloti, tout près de la frontière ukrainienne, le 5 décembre

  • D’autres troupes russes qui seraient déployées à Bakhchysarai, près de Sébastopol en Crimée. Un territoire sous le contrôle de l’Ukraine jusqu’en 2014 mais annexé depuis par Moscou. L’image a été prise le 13 décembre.

    PHOTO MAXAR TECHNOLOGIES, ASSOCIATED PRESS

    D’autres troupes russes qui seraient déployées à Bakhchysarai, près de Sébastopol en Crimée. Un territoire sous le contrôle de l’Ukraine jusqu’en 2014 mais annexé depuis par Moscou. L’image a été prise le 13 décembre.

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C’est une chose de vérifier l’état des abris contre d’hypothétiques bombes, et une autre de décréter une mobilisation générale. Ce pas-là, signale Dominique Arel, n’a pas été franchi.

La grande force de Vladimir Poutine, c’est de jouer de l’incertitude.

Dominique Arel, titulaire de la Chaire en études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa

Et dans cette crise qui s’accentue depuis la fin de 2021, le président russe joue cette partition avec brio. Au point de déconcerter les experts de la politique russe, qui hésitent à décrypter ses intentions.

Bluff ?

« Vladimir Poutine ne bluffe pas », affirme Tatiana Stanoyava, chercheuse à l’institut Carnegie à Moscou. En même temps, elle ajoute que « personne ne sait ce que Poutine veut vraiment » et que « peut-être ne le sait-il pas encore lui-même ».

« À mon avis, il a plusieurs options devant lui et n’a pas encore décidé ce qu’il fera exactement. »

  • Le président Volodymyr Zelenskiy visitant des soldats ukrainiens dans une tranchée au début du mois de décembre

    PHOTO ARCHIVES REUTERS

    Le président Volodymyr Zelenskiy visitant des soldats ukrainiens dans une tranchée au début du mois de décembre

  • Des soldats ukrainiens montent la garde, début janvier, 
à la ligne de démarcation qui les sépare des forces prorusses dans la région de Louhansk, dans l’est de l’Ukraine.

    PHOTO MAKSIM LEVIN, ARCHIVES REUTERS

    Des soldats ukrainiens montent la garde, début janvier, 
à la ligne de démarcation qui les sépare des forces prorusses dans la région de Louhansk, dans l’est de l’Ukraine.

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Tout dépend du dénouement des négociations actuelles. Mais aussi des influences qui s’exercent sur lui, particulièrement de la part de faucons du Kremlin.

À leur tête : Nikolaï Patrouchev, le redoutable secrétaire du Conseil de sécurité russe qui a publié fin mai une « stratégie sécuritaire » prévoyant le recours à la force en cas d’actions « inamicales » à l’endroit de la Russie. Plusieurs y ont vu carrément un plan de déploiement militaire.

PHOTO ARCHIVES REUTERS

Nikolaï Patrouchev, secrétaire du Conseil de sécurité russe

« Nous ne comprenons toujours pas ce que la Russie veut vraiment », reconnaît Oleg Ignatov, analyste principal à l’International Crisis Group à Moscou.

Les demandes présentées par la Russie à l’OTAN sont totalement irréalistes, selon lui.

La Russie exige notamment que l’OTAN s’engage à ne jamais admettre l’Ukraine et un autre ex-pays soviétique, la Géorgie, dans ses rangs. À cesser toute expansion vers l’est. Et à suspendre toute aide militaire à l’Ukraine.

Ils savent que l’Occident ne pourra jamais accepter ces demandes. La grande question est de savoir ce que la Russie fera quand elles seront rejetées.

Oleg Ignatov, analyste principal à l’International Crisis Group à Moscou

Rassembler 100 000 soldats à la frontière avec l’Ukraine est un « jeu provocateur et dangereux », souligne-t-il.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Exercice de l'armée russe dans la région de Rostov, dans le sud de la Russie, non loin de la frontière ukrainienne, le 12 janvier

Pourtant, Oleg Ignatov reste sceptique face à l’éventualité d’une offensive militaire contre l’Ukraine. « Ce serait une guerre insensée, je pense plutôt que la Russie espère atteindre ses objectifs par la diplomatie. »

Une diplomatie menée avec une lourde épée de Damoclès en guise d’argument.

« Actuellement, la Russie utilise l’Ukraine comme levier dans ses négociations avec les États-Unis », dit Oleg Ignatov. Un des scénarios probables pour un avenir immédiat, c’est que ces discussions vont s’éterniser.

« Pour Poutine, c’est important de dialoguer avec l’Occident, et les États-Unis comprennent que le meilleur moyen de prévenir un conflit armé, c’est de se parler. »

Autrement dit, l’épée de Damoclès n’est peut-être pas sur le point de s’abattre.

Cinq questions sur la crise

  • Dans le Donbass en 2014, des combattants fidèles à l’Ukraine prennent une pause près d’un portrait du tsar Nicolas II, pendant la guerre contre les forces prorusses.

    PHOTO GENYA SAVILOV, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Dans le Donbass en 2014, des combattants fidèles à l’Ukraine prennent une pause près d’un portrait du tsar Nicolas II, pendant la guerre contre les forces prorusses.

  • Un drapeau de la dite « république de Donetsk » flotte
au-dessus d’un point de contrôle abandonné par les forces prorusses devant l’avancée de l’armée ukrainienne
 pendant la guerre de 2014.

    PHOTO SERGEY PONOMAREV, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

    Un drapeau de la dite « république de Donetsk » flotte
au-dessus d’un point de contrôle abandonné par les forces prorusses devant l’avancée de l’armée ukrainienne
 pendant la guerre de 2014.

  • Manifestation en 2014 de militants prorusses à Kharkiv, une ville du nord-est de l’Ukraine. À gauche sur
la pancarte : « Sauvez la population du Donbass
de l’armée ukrainienne ».

    PHOTO SERGEY BOBOK, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Manifestation en 2014 de militants prorusses à Kharkiv, une ville du nord-est de l’Ukraine. À gauche sur
la pancarte : « Sauvez la population du Donbass
de l’armée ukrainienne ».

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Comment en sommes-nous arrivés là ?

L’origine de la crise actuelle se trouve dans le conflit qui a éclaté en 2014 dans l’est de l’Ukraine, dans la région du Donbass, entre des séparatistes russophones appuyés par Moscou et le gouvernement de Kiev. Des accords de paix signés en 2015 à Minsk n’ont pas vraiment mis un terme au conflit, qui s’est poursuivi malgré un cessez-le-feu conclu en 2019.

Les accords de Minsk prévoyaient que le gouvernement ukrainien accorderait une autonomie aux régions séparatistes. Ce qui n’a jamais été mis en œuvre.

« L’Ukraine a accepté les accords de Minsk sous la contrainte, après une intervention directe de l’armée russe. Mais politiquement, ce sont des conditions inacceptables », explique Dominique Arel.

Quand le président Volodymyr Zelensky a voulu relancer des négociations à ce sujet, il s’est heurté à un mur dans l’opinion publique. Aux yeux des Ukrainiens, « c’était perçu comme une trahison », selon Dominique Arel.

« Les accords de Minsk étaient défavorables à l’Ukraine, mais à l’époque, on voulait à tout prix arrêter la guerre », renchérit Oleg Ignatov. Par exemple, ces accords occultent le rôle joué par la Russie dans cette guerre, et que Moscou nie, contre toute évidence.

Les négociations sur le statut du Donbass ont finalement échoué et c’est ce qui explique la récente montée de tension.

Le facteur OTAN

  • Image fournie par le ministère de la Défense de l’Ukraine montrant des soldats ukrainiens à l’entraînement dans la région de Donetsk avec du matériel militaire fourni par les États-Unis.

    PHOTO ASSOCIATED PRESS

    Image fournie par le ministère de la Défense de l’Ukraine montrant des soldats ukrainiens à l’entraînement dans la région de Donetsk avec du matériel militaire fourni par les États-Unis.

  • Le président américain Joe Biden en discussion
 avec son homologue russe Vladimir Poutine à propos
 de l’Ukraine, le 30 décembre dernier

    PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Le président américain Joe Biden en discussion
 avec son homologue russe Vladimir Poutine à propos
 de l’Ukraine, le 30 décembre dernier

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Bien que provoquée par l’imbroglio du Donbass, la crise actuelle dépasse de loin les enjeux liés à ce conflit. Elle ne concerne plus tellement l’Ukraine comme telle, mais bien les relations entre Moscou, l’OTAN et l’Occident en général.

Ici, il faut remonter jusqu’en 2008, alors que lors d’un sommet de l’OTAN à Bucarest, la France et l’Allemagne se sont opposées à l’adhésion immédiate de l’Ukraine et de la Géorgie. L’OTAN a alors assuré que cet élargissement aurait lieu un jour, sans prévoir d’échéancier précis.

Quatorze ans plus tard, l’adhésion de ces deux anciennes républiques soviétiques demeure très incertaine.

« L’adhésion à l’OTAN requiert un consensus et il n’y a pas de consensus sur l’Ukraine », dit l’analyste Oleg Ignatov.

Le conflit dans le Donbass accentue ces réticences.

Certains pays européens craignent que si l’OTAN accepte l’Ukraine, il y ait une guerre avec la Russie ; et ils seraient alors obligés de participer au conflit, d’envoyer leurs propres soldats.

Oleg Ignatov, analyste principal à l’International Crisis Group à Moscou

En revanche, les pays de l’OTAN soutiennent déjà l’Ukraine sur le plan militaire. Quatre pays, dont le Canada, entraînent l’armée ukrainienne loin, très loin du front du Donbass, signale Dominique Arel.

Résultat : l’armée ukrainienne se modernise, devient de plus en plus sophistiquée. Et potentiellement plus difficile à combattre.

Des problèmes à la maison ?

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La pandémie de COVID-19 frappe de plein fouet la Russie.

Vladimir Poutine s’est-il mis sur le mode guerrier pour rehausser sa popularité dans sa population épuisée par la crise de la COVID-19 et les difficultés économiques ?

Sur ce point, les avis des experts divergent. Pour Tatiana Stayonova, le président russe ne doute pas de pouvoir compter sur l’appui de la vaste majorité de ses concitoyens. « Il se sent invincible et il est convaincu qu’il agit pour protéger la Russie », résume-t-elle.

Pour Oleg Ignatov, ce n’est pas aussi clair. Car Vladimir Poutine vise la présidentielle de 2024. Or, il n’a pas grand succès sur lequel fonder sa campagne. Lors de l’élection précédente, il pouvait brandir le succès de l’annexion de la Crimée et l’intervention russe en Syrie – opérations perçues comme des réussites attribuables à Vladimir Poutine.

« Cette fois, il n’a que la COVID et c’est une catastrophe. »

L’analyste croit donc que Vladimir Poutine pourrait gagner des points lors un conflit militaire pour rehausser son image de « leader fort ».

Et qu’en pensent les Russes ?

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La place Rouge, à Moscou

Selon un sondage de l’institut russe Levada, 39 % des Russes estiment que la guerre contre l’Ukraine est inévitable ou probable.

Cela ne signifie pas qu’ils embarqueront dans un éventuel conflit armé avec enthousiasme. « La société russe est très fatiguée de la rhétorique agressive actuelle, elle souhaite que le gouvernement s’occupe de problèmes internes », dit Tatiana Stayonova.

Mais dans ce pays où le Kremlin contrôle les principaux médias, la majorité des Russes sont convaincus qu’une éventuelle guerre serait défensive, que leur armée répondrait, le cas échéant, à des agressions de « fascistes ukrainiens », selon le scénario brandi par le pouvoir.

Le facteur irrationnel

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Au-delà de considérations géopolitiques, l’Ukraine représente une importance émotive pour la Russie, qui s’estime intrinsèquement liée à cette ancienne république soviétique.

Pour le Kremlin, « l’Ukraine est unie organiquement avec la Russie, et le projet nationaliste ukrainien est le résultat d’un complot occidental », dit Dominique Arel.

Au-delà de l’OTAN, et des considérations géopolitiques, « il y a ce refus de laisser l’Ukraine s’échapper de l’espace identitaire et du contrôle russes ».

La question demeure : jusqu’où Poutine est-il prêt à aller pour garder l’Ukraine dans son giron ?