En 2014, Volodymyr Kuznietsov a fui Sievierodonetsk, dans l’est de l’Ukraine, avec sa femme et leur fils de 3 ans. Il s’est réinstallé dans leur appartement depuis et s’est habitué à vivre à une trentaine de kilomètres de la ligne de front des séparatistes prorusses. Le bruit des tirs n’est « pas très fréquent », dit l’ingénieur de 40 ans au téléphone.

L’Ukrainien ne s’inquiète pas trop d’une éventuelle invasion des dizaines de milliers de soldats russes qui seraient postés aux frontières entre les deux pays, même si sa ville a été occupée lors du conflit en 2014.

« À ce moment-là, c’était une surprise : nos voisins nous attaquaient, explique-t-il à La Presse. Maintenant, nous avons une masse critique de gens prêts, qui savent qui est l’ennemi. »

Moyen de pression

Depuis un peu plus d’un mois, les yeux des grands dirigeants sont rivés sur cette région du monde. La Russie aurait déployé environ 100 000 soldats le long de ses frontières communes avec l’Ukraine. Dans un entretien cette semaine avec son homologue russe Vladimir Poutine, le président américain, Joe Biden, a promis des sanctions sévères en cas d’invasion.

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Troupes russes massées dans le district de Yelninsky, dans l’ouest de la Russie, le 22 novembre dernier

Mais les risques d’un tel scénario restent difficiles à évaluer. Pour Dominique Arel, professeur et titulaire de la Chaire en études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa, l’objectif de la Russie serait plutôt « de mettre énormément de pression sur l’Ukraine et ses alliés, à commencer par les États-Unis, pour essayer de débloquer le processus diplomatique sur le conflit dans le Donbass ».

Cette région de l’est de l’Ukraine est au cœur des tensions entre la Russie et sa voisine. En 2014, la guerre a éclaté entre les séparatistes de la région, soutenus par la Russie, et l’Ukraine. Des accords signés en 2015 ont mis fin aux combats, sans pour autant conclure une paix. Le conflit a fait plus de 13 000 morts.

L’Ukraine est mieux préparée à se défendre, même si elle a appelé l’Occident à l’aider, soutenant que ses effectifs militaires seraient insuffisants en cas d’attaque de la Russie.

« C’est le jour et la nuit entre ce que l’armée ukrainienne était en 2014 et ce qu’elle est aujourd’hui », note au téléphone M. Arel.

S’il y avait invasion, on pourrait s’attendre à ce que l’avantage russe soit tellement considérable que la Russie pourrait faire des gains militaires et tout, mais il y aurait des pertes, il y aurait des coûts.

Dominique Arel, professeur et titulaire de la Chaire en études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa

Jeudi, la Russie a encore démenti avoir l’intention de s’attaquer à l’Ukraine et a mis en garde l’ex-république soviétique contre l’utilisation de la force contre les séparatistes.

Autonomie

Les États-Unis pourraient jouer un rôle de médiateur entre les deux pays. Des membres de l’administration américaine ont suggéré que leur pays pourrait intervenir auprès de l’Ukraine pour la convaincre d’accorder une forme d’autonomie à la région du Donbass, selon l’Associated Press.

« Convaincre le président ukrainien d’adopter des mesures par rapport au mouvement séparatiste me fait plus peur qu’une invasion par la Russie, confie au téléphone Bohdan Stasiuk, universitaire vivant dans le centre de l’Ukraine, à Kropyvnytskyï. Une invasion militaire russe, on a déjà vécu ça, on connaît ça. »

L’homme de 39 ans est partagé : d’un côté, il ne croit pas aux risques réels d’une invasion. De l’autre, il se souvient de la surprise causée par la guerre en 2014.

On a appris à vivre avec la situation, on est habitués. Mais ça suscite quand même de l’inquiétude parce que le leadership russe est tellement imprévisible, il peut faire n’importe quoi.

Bohdan Stasiuk, universitaire vivant à Kropyvnytskyï

Ce n’est pas non plus la première fois que la Russie réunit ses troupes aux frontières ; elles y étaient au printemps dernier.

Préparés

Les parents et la sœur de Rostyslav Nyemtsev vivent eux aussi à Kropyvnytskyï. Le traducteur littéraire, installé au Québec depuis 20 ans, est « très inquiet » de la situation, même s’il parle peu des tensions à la frontière lors de ses conversations avec ses proches.

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Soldats ukrainiens près de la ligne de séparation avec les rebelles prorusses, dans la région de Donetsk

« Les gens sont déjà préparés mentalement à l’idée qu’il pourrait arriver quelque chose », dit-il au téléphone. Sa famille a un lopin de terre où elle fait pousser des légumes, avec lesquels elle fait des conserves.

« S’il y a une invasion d’un ennemi, pendant un certain temps, on manquera de beaucoup de choses, il faut être en mesure de survivre pendant ce temps », souligne l’homme de 56 ans.

Vladimir Poutine a dénoncé jeudi une « russophobie » dans la région de l’est de l’Ukraine, évoquant un « premier pas vers un génocide », selon l’Agence France-Presse.

L’affirmation a fait sursauter M. Kuznietsov. « Il n’y a pas une division entre les Ukrainiens et les Russes, il y a une division entre les Ukrainiens et les Soviétiques, croit-il. Il y a encore beaucoup de gens ici qui ont toujours cette mentalité et cette nostalgie de l’Union soviétique. »

Avec l’Agence France-Presse, l’Associated Press et le New York Times