L’Église catholique n’a décidément pas fini de rendre des comptes.

Dans un rapport choquant dévoilé publiquement mardi en France, on apprend que 216 000 mineurs auraient été agressés sexuellement entre 1950 et 2020 par des membres du clergé.

Ce nombre augmente à 330 000 si l’on ajoute les victimes de laïcs (aumôniers, enseignants) affiliés à l’Église catholique.

« Ces nombres sont bien plus que préoccupants, ils sont accablants », a déclaré Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels de l’Église (CIASE), responsable du rapport, en dénonçant un « phénomène massif » couvert pendant des décennies par le silence de l’Église.

Insistant sur le caractère « systémique » de ces crimes, M. Sauvé a ajouté que l’Église avait manifesté « jusqu’au début des années 2000 une indifférence profonde, et même cruelle à l’égard des victimes » de pédocriminalité…

PHOTO THOMAS COEX, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président de la Commission indépendante sur les abus sexuels de l’Église (CIASE), Jean-Marc Sauvé, a présenté le rapport à Paris, mardi.

Résultat de deux ans et demi de travaux, le rapport de la CIASE a été remis mardi, à Paris, à l’épiscopat français ainsi qu’aux congrégations et ordres religieux, devant les représentants d’associations de victimes.

En plus des chiffres concernant les victimes, on y apprend que le nombre de prédateurs sexuels impliqués se situerait entre 2900 et 3200 hommes, mais que cette estimation est « minimale ».

On y apprend aussi que la majorité des violences (56 %) ont été commises entre 1950 et 1970, et que les victimes sont à 80 % des garçons avec « une forte concentration entre 10 et 13 ans ».

La CIASE dit avoir basé son travail sur la parole des victimes, en plus d’effectuer de nombreuses recherches dans les archives de l’Église, du ministère de la Justice, du ministère de l’Intérieur et de la presse.

Une ampleur qui saisit

Ces révélations ne sont pas complètement nouvelles en France.

Depuis le tournant des années 2000, plusieurs témoignages ont fait état d’agressions sexuelles de la part de membre du clergé. En 2019, l’archevêque de Lyon, Philippe Barbarin, avait été condamné en première instance pour avoir couvert les actes pédocriminels répétés du prêtre Bernard Preynat. Cette histoire très médiatisée avait fait l’objet d’un film (Grâce à Dieu) du cinéaste François Ozon.

Mais cette fois, l’ampleur des crimes dépasse même les membres du clergé.

« Je savais qu’il y avait beaucoup de choses graves, mais je suis surpris par l’intensité des chiffres », confirme le père Pierre Vignon, bien connu dans les médias français pour ses positions critiques sur le sujet.

Prêtre à Valence, dans le département de la Drôme, M. Vignon compare ce rapport à un « coup de gourdin sur la tête » et ne cache pas sa « peine » devant ce bilan extrêmement lourd.

« Comment se fait-il que dans le sein de l’Église, des confrères à moi aient transgressé de cette façon-là et de manière répétitive ? C’est extrêmement grave », dit-il, en fustigeant le « silence » et le « déni » de son institution pendant autant d’années.

Le rapport de la CIASE contient 45 recommandations visant à ce que ce genre de « défaillance institutionnelle » ne se reproduise plus.

Parmi celles-ci, il est vital que l’Église reconnaisse sa responsabilité, pour « ce qui s’est passé, depuis les origines ». Car au-delà des individus qui ont perpétré les crimes, c’est l’institution même qui a failli, en protégeant les prédateurs au détriment des proies.

[L’Église] n’a pas su prendre les mesures rigoureuses qui s’imposaient.

Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels de l’Église, responsable du rapport

Le rapport préconise par ailleurs une « indemnisation individualisée » des victimes, qui serait confiée à un organisme indépendant, extérieur à l’Église.

Cette somme, estimée mardi à des « milliards » d’euros par François Devaux, cofondateur d’une association de victimes, devrait en outre être financée par le patrimoine de l’Église, et non en faisant appel aux dons.

PHOTO THOMAS COEX, AGENCE FRANCE-PRESSE

François Devaux, cofondateur de l’association de victimes La parole libérée

Parmi d’autres recommandations, la Commission plaide pour une réforme du droit canonique, remet en cause le secret de la confession, et encourage vivement l’Église à ouvrir sa gouvernance aux laïcs, hommes et femmes.

En se dotant de « garde-fous fiables », Jean-Marc Sauvé estime que l’Église pourra combattre ses vices systémiques. Il a plaidé pour que le dossier ne reste pas « sans suite ».

Honte et effroi

Le rapport de la CIASE a ébranlé l’épiscopat français. Le président de la Conférence des évêques, Éric de Moulins-Beaufort, a notamment exprimé mardi sa « honte », son « effroi » et demandé « pardon » aux victimes devant la presse.

Leur voix « nous bouleverse, leur nombre nous accable », a-t-il déclaré.

Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF), a évoqué de son côté un « désastre », de même qu’« une honte charnelle, une honte absolue ».

PHOTO THOMAS COEX, AGENCE FRANCE-PRESSE

Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France

Dans un communiqué publié dans la foulée, le Vatican a pour sa part évoqué la « douleur » du pape et son empathie avec les victimes de ces crimes.

Ces actes de contrition suffiront-ils ? Pour le théologien Gilles Routhier, ils s’inscrivent à tout le moins dans un mouvement de réflexion qui ne cesse de prendre de l’ampleur au sein de l’Église catholique. L’heure du déni est passée, place à l’évidence.

« Depuis le tournant des années 2000, il y a une nouvelle prise de conscience, conclut le professeur, titulaire de la Chaire Monseigneur-de-Laval à l’Université Laval. On n’est plus dans le déni et je pense que c’est sain. C’est onéreux pour une institution d’assumer son passé sur la place publique, avec honnêteté et transparence. Dans l’Église catholique, on se dit en ce moment qu’il vaut mieux faire face à la vérité que de s’enfouir la tête dans le sable. Je pense qu’on gagne à le faire, car on ne peut envisager son avenir que s’il y a une mise à plat de ces années noires… »

Avec l’Agence France-Presse