Pas moins de 300 témoins sont attendus lors des neuf mois d’audience

« J’aimerais être surpris par ce procès. J’aimerais qu’il en ressorte des choses… »

Joint par téléphone, Fred De Wilde ne trépigne pas d’impatience à la veille de l’ouverture de la plus grande audience criminelle jamais organisée en France, qui s’ouvre ce mercredi, à Paris. Il ne sera pas des 300 personnes, rescapés ou proches des victimes, qui témoigneront cet automne dans l’immense salle aménagée exprès pour l’évènement. Ce que ce graphiste quinquagénaire a à dire sur les heures passées à plat ventre, sur le plancher de la salle de spectacle du Bataclan, le 13 novembre 2015, il l’a déjà tout raconté dans deux bandes dessinées, dont la dernière, Conversation avec ma mort, sera publiée en octobre.

« Je n’ai pas envie de témoigner sur place, je n’ai pas envie de devoir m’impliquer physiquement et moralement. Ça va faire six ans, c’est encore douloureux, et je n’ai pas envie de forcer ma peur. Je vais témoigner par le biais de mes bandes dessinées, qui seront déposées lors du procès. C’est un meilleur témoignage que ce que je pourrais jamais dire de toute façon. »

Cynisme ? Peut-être un peu, dit-il. Mais il craint que le procès élude des questions importantes quant à la responsabilité politique, par exemple.

PHOTO FOURNIE PAR FRED DE WILDE

Fred De Wilde

Ces évènements ont montré que la société française n’était pas forcément à la hauteur de ses victimes. J’aimerais que ce procès me surprenne, mais j’en doute.

Fred De Wilde

Il aura fallu deux ans de préparation avant que commence le procès de 20 hommes, accusés d’avoir été impliqués dans les attentats qui ont frappé Paris le soir du 13 novembre 2015. De la première explosion près du Stade de France, vers 21 h 20, jusqu’à ce que soient tués les deux derniers preneurs d’otages au Bataclan, vers 0 h 18, en passant par les rafales à la mitraillette sur des terrasses des 10e et 11arrondissements, 130 personnes ont été tuées et 350 autres ont été blessées ce soir-là.

Dans les jours qui ont suivi la tragédie, le groupe armé État islamique (EI) a revendiqué les attentats et la police s’est mise aux trousses des djihadistes. Abdelhamid Abaaoud, coordinateur présumé des attaques et assaillant des terrasses, a été tué le 18 novembre lors d’un assaut policier dans un appartement de Saint-Denis.

De fait, la très grande majorité des accusés ne sont pas des assaillants, mais plutôt des personnes qui auraient aidé les commandos à perpétrer les attaques.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Salah Abdeslam

Parmi les 20 accusés, le seul membre des commandos encore en vie est le Franco-Marocain Salah Abdeslam, 31 ans. Depuis son arrestation à Bruxelles, en mars 2016, il a obstinément gardé le silence. Après le procès de Paris, qui se tiendra jusqu’en mai 2022, Abdeslam devra d’ailleurs retourner à Bruxelles, où il sera jugé pour son rôle dans la planification du double attentat qui a fait 32 morts le 22 mars 2016 à l’aéroport et dans un métro de Bruxelles.

PHOTO CHRISTOPHE ENA, ASSOCIATED PRESS

Deux amis au Stade de France après les attaques ayant fait 130 morts à Paris le 13 novembre 2015.

Procès hors norme

Pour tenir ce procès historique, les autorités ont monté une salle principale pouvant accueillir 550 personnes dans le hall du palais de justice de Paris, dans l’île de la Cité. Environ 1500 autres personnes pourront y assister dans une quinzaine d’autres salles réservées à cet effet dans l’édifice. Environ 145 jours d’audiences sont prévus jusqu’au 25 mai 2022. Le procès sera filmé, mais non diffusé, les images étant destinées aux archives. Les personnes constituées comme « parties civiles » (il y en a 1800) qui ne seront pas présentes pourront suivre le déroulement sur une webradio sécurisée.

Avant de commencer à entendre les 300 témoignages prévus, d’ici la mi-septembre, le président de la cour d’assises de Paris fera d’abord la lecture de son rapport, résumant les 542 tomes du dossier d’instruction qui contient 1 million de pages.

PHOTO FRANCOIS MORI, ASSOCIATED PRESS

La salle d’audience principale du procès

Salah Abdeslam, comme 13 autres accusés, sera présent dans la grande salle d’audience. Les six autres accusés sont « en fuite » ou « présumés morts ». Ce qui ne les empêche pas, en droit français, d’être jugés in absentia, rappelle le professeur de droit de l’Université de Montréal Stéphane Beaulac. « Ça peut nous paraître incongru d’accuser une personne au criminel sans qu’on ait mis le grappin dessus, dit-il. Mais dans un très grand nombre de juridictions à travers le monde, c’est une pratique possible. »

« C’est une espèce d’Everest qu’on va monter en chaussons », a pour sa part illustré Jean Reinhart, avocat de l’association des victimes « 13onze15 Fraternité-Vérité » et d’une centaine de parties civiles. « Et on ne sait pas si on va réussir à monter jusqu’en haut, parce que neuf mois d’audience, on n’a jamais fait ça. Personne n’a jamais fait ça, pas plus le président de la cour d’assises que les avocats généraux. »

Avec l’Agence France-Presse

Des juristes à l’écoute dans le monde

À 3000 km de Paris, le professeur de droit Stéphane Beaulac compte aussi suivre ce procès hors norme. Notamment, dit-il, pour prendre connaissance de la stratégie adoptée par les procureurs de l’État quant aux accusations de terrorisme. « On a une cause très importante qui sera entendue à la Cour suprême du Canada, et dont les questions chevauchent, en partie à tout le moins, le dossier des attentats terroristes en France », rappelle le juriste. Le plus haut tribunal canadien a accepté, en mai dernier, d’entendre la demande d’appel du Procureur général du Québec concernant la peine de prison à infliger à l’auteur de l’attentat de la mosquée de Québec, Alexandre Bissonnette. Dans son cas, rappelle Stéphane Beaulac, les accusations de terrorisme avaient été abandonnées. La date d’audience n’est pas encore connue, mais l’Observatoire sur les mesures visant la sécurité nationale, dont M. Beaulac est le président, veut obtenir la permission d’être entendu dans cette cause. « On souhaite intervenir pour apporter des éléments complémentaires liés au droit pénal international. »

Judith Lachapelle, La Presse

Chronologie des évènements du 13 novembre 2015

21 h 20 : En ce vendredi soir, les joueurs des équipes de France et d’Allemagne se rencontrent pour une joute amicale de soccer au Stade de France à Saint-Denis (nord de Paris). Peu avant 21 h 20, une forte détonation retentit, suivie d’une seconde quatre minutes plus tard. Trois kamikazes se sont fait exploser aux portes du stade et, près de là, un chauffeur d’autocar est tué.

21 h 25 : Pendant ce temps, un autre commando de trois hommes circulant en voiture mitraille des terrasses des 10e et 11arrondissements (est de Paris), tuant 39 personnes en une demi-heure. Un des assaillants finit par se faire exploser au café Comptoir Voltaire, faisant plusieurs blessés.

21 h 40 : À deux kilomètres de là, dans la salle de concert Le Bataclan, le groupe rock californien Eagles of Death Metal se produit devant 1500 personnes enthousiastes. Un troisième commando fait irruption. Le carnage, qui durera plus de trois heures, fera 90 morts.

0 h 18 : Après la mort d’un des djihadistes, abattu vers 22 h par la police, les deux autres se replient à l’étage du Bataclan et retiennent une douzaine d’otages. Les forces d’élite donnent finalement l’assaut à 0 h 18. Les deux terroristes meurent sur place, l’un d’eux en actionnant sa ceinture d’explosifs.