Qu’est-ce qui fait courir Alexeï Navalny ? L’opposant russe a choisi de défier Vladimir Poutine en retournant en Russie après avoir échappé de peu à une tentative d’assassinat au Novitchok. Reste à voir si son appel à manifester, samedi, en faveur de sa libération, sera suivi en dépit d’une vague d’arrestations parmi ses collaborateurs

En attendant qu’Alexeï Navalny émerge du coma, son ami et collaborateur Vladimir Achourkov imaginait ce qu’il lui dirait, lorsque l’opposant russe reprendrait conscience, à l’hôpital où il était soigné, à Berlin.

« Je voulais lui dire qu’il n’était pas obligé de retourner à Moscou, qu’il existait d’autres options », confie Vladimir Achourkov.

Joint à Londres, ce militant russe réfugié au Royaume-Uni agit comme directeur exécutif du Fonds de lutte contre la corruption, ONG créée par Alexeï Navalny pour documenter un réseau de malversations remontant jusqu’aux plus hauts cercles de pouvoir russes.

Alexeï Navalny aura passé trois semaines dans le coma à la suite de son empoisonnement à l’agent neurotoxique Novitchok qui l’a terrassé en plein vol, le 20 août 2020.

Mais dès que Navalny est sorti du coma, Vladimir Achourkov a compris qu’il pouvait oublier son laïus.

La première fois que je lui ai parlé, j’ai su que ça ne servait à rien de discuter.

Vladimir Achourkov, ami et collaborateur d’Alexeï Navalny

Même s’il avait échappé de peu à une tentative d’assassinat, même s’il savait que la justice russe allait lui mettre le grappin dessus, l’opposant le plus connu de Vladimir Poutine n’a pas envisagé une seconde de ne pas rentrer chez lui.

Agent de changement

Comment expliquer sa ténacité ?

Navalny sait que d’autres dissidents réduits à l’exil ont perdu tout leur pouvoir d’influence en Russie, avance Michel Eltchaninoff, philosophe et auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine.

Ça a été le cas du joueur d’échecs Garry Kasparov et de l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski, notamment.

Alexeï Navalny n’a pas l’intention de prendre sa retraite politique. Il se voit comme celui par qui le changement va arriver. Et peut-être même comme un futur président de la Russie.

Il n’est pas le seul à voir grand. Le journal Vedomosti, critique du régime russe, l’a comparé à Lénine à son retour d’exil en 1917. Ses amis le considèrent comme le Nelson Mandela russe.

Les comparaisons ont leurs limites, mais sa bravoure impressionne.

« Le courage dont font preuve Alexeï Navalny et sa femme Ioulia ne relève ni du martyrologe ni de l’autopromotion, mais plutôt d’une inflexible détermination », écrit le journaliste de l’agence Bloomberg Leonid Bershidsky qui a rencontré le couple en octobre.

Une détermination qui pousse Navalny à répondre coup pour coup à Vladimir Poutine.

Détenu depuis son retour à Moscou, dimanche dernier, Navalny fait face à une accusation de non-respect des conditions de sursis et risque trois ans et demi de prison. Une dizaine de ses collaborateurs ont été interpellés après que l’illustre opposant a appelé les Russes à manifester, samedi, en faveur de sa libération

Le Kremlin semble vouloir déployer la méthode forte contre lui, constate la politologue Tatiana Stanovaya.

Qu’à cela ne tienne : dès le lendemain de son arrestation, le Fonds de lutte contre la corruption, dont les enquêtes publiées sur YouTube atteignent des millions de personnes, a diffusé un nouveau reportage, présenté par Navalny en personne. Titre : « Un palais pour Poutine ».

> Visionnez le reportage (en russe)

On y explique comment le président russe a réussi à ériger un domaine royal au bord de la mer Noire, en détournant des fonds par l’intermédiaire d’un réseau de prête-noms. En deux jours, la vidéo a été vue plus de 2 millions de fois.

Ligne rouge

Dans ses enquêtes, Navalny a longtemps épargné Vladimir Poutine et sa famille immédiate, explique Mark Galeotti, spécialiste de la Russie rattaché au University College de Londres.

Mais depuis la tentative d’assassinat que Navalny et plusieurs pays occidentaux attribuent aux forces de sécurité russes, une ligne rouge a été franchie, selon M. Galeotti.

« Maintenant, c’est la guerre. »

Alexeï Navalny est, de loin, l’opposant le plus connu dans un pays qui a progressivement écrasé les voix critiques. Le Kremlin l’a longtemps ignoré, puis toléré. Tatiana Stanovaya se souvient d’avoir rencontré, en 2012, de hauts apparatchiks qui voyaient en Navalny un acteur insignifiant.

À un point tel que lorsqu’il a voulu briguer la mairie de Moscou, en 2013, les autorités l’ont laissé faire, croyant qu’il ne récolterait que des miettes. Il est arrivé deuxième, avec 27 % des voix.

Dorénavant dans la ligne de mire du Kremlin, Navalny a accumulé une série d’incarcérations : près de 250 jours depuis 2011. Lors d’un de ses séjours en prison, il a manifesté les symptômes d’un empoisonnement. Un produit lancé dans la rue, en 2017, a failli lui faire perdre l’usage d’un œil.

En décembre dernier, alors que l’opposant russe se trouvait toujours à Berlin, le site Bellingcat a diffusé une vidéo où Navalny piège un agent des services secrets et le pousse à expliquer, au téléphone, comment le Novitchok avait été placé dans ses sous-vêtements.

Avec cette enquête inusitée, Navalny a changé de statut aux yeux du Kremlin, dit Tatiana Stanovaya. Il n’est plus une simple voix de l’opposition.

« Il est devenu l’ennemi à réduire au silence. »

Le « patient de Berlin »

Pour Poutine, Alexeï Navalny représente une sorte de Voldemort : celui dont on ne prononce jamais le nom. « Le blogueur », a-t-il l’habitude de dire pour le désigner. Ou encore « le patient de Berlin ».

Si cet avocat de 44 ans, verbomoteur et charismatique, dérange tant, c’est parce qu’il a choisi un angle d’attaque qui fait mal au pouvoir, observe Michel Eltchaninoff.

« Ses enquêtes dénoncent la prédation qu’exercent depuis des années les dirigeants russes sur les richesses du pays. »

Et puis, il y a la manière.

Navalny ne mâche pas ses mots. Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, rassemble « des escrocs et des voleurs », dénonce-t-il.

« Il a un langage franc et cru, qui plaît aux jeunes », dit Michel Eltchaninoff.

Pourtant, Navalny ne représente pas une menace politique directe pour Vladimir Poutine, qui lui interdit de briguer les suffrages.

Mais en décortiquant les liens entre l’argent et le pouvoir, Alexeï Navalny est à l’évidence, selon Tatiana Stanovaya, « une menace pour le système ».

Menace que le Kremlin tente de neutraliser, tout en prenant soin de ne pas le transformer en martyr.

PHOTO PAVEL GOLOVKIN, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Alexeï Navalny lors d’une manifestation en soutien aux candidats de l’opposition en juillet 2019.

Un politicien astucieux

La tentative d’assassinat dont il a été la cible a accru le rayonnement d’Alexeï Navalny dans l’opinion publique russe, constate la firme Levada. Son taux d’approbation est passé de 6 % en mai à 20 % en septembre, indique un sondage publié il y a deux mois.

Ça reste insuffisant pour qu’il représente une véritable menace électorale, à supposer qu’il puisse présenter sa candidature à un poste public – ce qui lui est actuellement interdit. Mais Alexeï Navalny a trouvé une façon astucieuse d’influencer le cours des élections législatives de septembre 2021. Il appelle tous les électeurs à voter pour celui de tous les candidats qui est le plus susceptible de gagner contre le parti de Vladimir Poutine.

La stratégie du « vote intelligent » est une initiative simple, mais potentiellement dangereuse pour le pouvoir, dit Mark Galeotti, du University College de Londres. Il croit que, ne serait-ce que pour cette raison, Navalny restera derrière les barreaux au moins jusqu’aux élections.

L’autre force de Navalny, selon M. Galeotti, est d’avoir ciblé la corruption, un fléau dont tout Russe, peu importe ses origines ethniques ou son âge, a pu être victime au moins une fois dans sa vie : « la corruption, en Russie, c’est comme la météo : tout le monde râle en pensant qu’il n’y a rien à faire ».

La force de Navalny, c’est de dire que la corruption n’est pas une fatalité. Qu’on peut changer les choses.

Ces deux angles d’attaque, c’est le « grain de sable qui pourrait se transformer en perle », imagine Mark Galleoti.