«Poutine est génial !», «Les Ukrainiens sont des fascistes», «L'Europe est décadente»... L'un après l'autre, Lioudmila Savtchouk énumère les thèmes sur lesquels elle écrivait quand elle faisait partie de l'armée de «trolls» du Kremlin, chargés de diffuser la propagande russe sur internet.

Sans détour, cette Russe de 34 ans aux grands yeux et aux boucles brunes affirme avoir été l'un des soldats de la guerre de l'information du pouvoir russe, embauchée par une mystérieuse «Agence d'investigation de l'internet».

Anodines, les offres d'emploi, postées sur des sites web spécialisés, évoquaient des postes de «rédacteur» ou de «gestionnaire de contenu». Sur le site internet www.hh.ru, l'un des plus populaires du genre en Russie, la dernière a été publiée le 17 mars.

Pour postuler, il faut envoyer un CV au site en question, l'Agence d'investigation de l'internet se chargeant de recontacter les prétendants. Mais désormais seule une réponse automatique, expliquant que la candidature a été mise en attente, parvient aux postulants, comme l'a constaté l'AFP.

Lioudmila Savtchouk, elle, a travaillé pendant deux mois, jusqu'en mars 2015, pour cette «agence» installée dans un bâtiment gris et anonyme rue Savouchkina, dans un quartier populaire du nord de Saint-Pétersbourg.

L'homme qui lui avait fait passer son court entretien d'embauche ne s'était présenté que sous son prénom, Oleg. «Que pensez-vous de notre politique en Ukraine ?», lui avait-il demandé en préambule.

«Comme beaucoup d'autres, j'ai été séduite par leur salaire», avoue cette mère de deux enfants de deux et quatre ans. Celui-ci allait de 40 000 à 50 000 roubles (de 650 à 810 euros), une somme convenable dans la deuxième ville de Russie.

Elle avait en fait rejoint une équipe de «trolls informatiques», ces internautes dont l'objectif est de perturber le fonctionnement des forums de discussion du web en multipliant les messages pour faire l'éloge du président russe et de sa politique et se moquer de ses adversaires. L'utilisation de ces «trolls» est allée crescendo depuis un an au rythme du conflit en Ukraine et de la crise entre la Russie et les Occidentaux.

Bureaux ouverts jour et nuit

Lioudmila est chargée de tenir plusieurs blogues sur LiveJournal, une plateforme virtuelle sur laquelle elle endosse alternativement l'identité d'une femme au foyer, d'une étudiante ou d'un sportif. Sur chacun de ses blogues, la jeune femme publie des articles positifs sur la vie en Russie, agrémentés de quelques allusions politiques. L'autre partie de son travail consiste à laisser des commentaires sur des forums de discussion ou des sites d'actualité, une centaine par jour en moyenne.

Chaque matin, explique-t-elle, elle recevait ses «devoirs» de la journée, sous la forme d'une liste des sujets à commenter accompagnée des principales idées à propager.

«Nous devions interpréter chaque événement d'une façon glorifiant la politique du gouvernement et de Vladimir Poutine», décrit-elle.

«L'Ukraine a approuvé un plan de réformes en vue d'obtenir l'aide du FMI. Idée principale des commentaires: pour le gouvernement ukrainien, les besoins militaires sont plus importants que ceux de ses citoyens», peut-on lire sur un de ces «ordres de mission», que la jeune femme montre sur l'écran de son téléphone.

Rotation très importante

Au sein de l'agence, la rotation est importante. «Le boulot est dur, il faut énormément écrire et beaucoup de gens étaient virés: ils manquaient de compétence ou n'avaient pas les capacités pour exprimer ces idées», explique-t-elle.

La plupart des employés sont jeunes, souvent étudiants: «Ils étaient absolument indifférents à la politique et prenaient tout d'une façon très légère. Pour eux, ce n'était qu'un moyen de gagner de l'argent.»

Mais dans les vastes couloirs de l'immeuble, la jeune femme rencontrait aussi des employés plus âgés et enthousiastes. «Il y en avait pour qui ce boulot était une vraie mission, mais ils n'étaient pas nombreux», assure-t-elle.

L'endroit, lui, est étroitement surveillé. Impossible d'y pénétrer sans rendez-vous, menace un gardien qui refuse tout commentaire. Rien non plus n'indique la présence de l'Agence, qui semble n'avoir aucune existence ailleurs que sur les petites annonces qu'elle publie.

Les employés ne sont guère plus bavards. «Je ne sais rien. Je suis pressée, excusez-moi», souffle à son tour une jeune fille à la sortie du bâtiment.

Les médias russes indépendants ont pourtant publié plusieurs articles sur l'«Agence d'investigation de l'internet». Selon le quotidien d'opposition Novaïa Gazeta, qui y avait fait embaucher une journaliste en 2013, 400 employés y travailleraient.

«Certains ont peur. Il y a des caméras partout. D'autres ne trouvent pas spécialement que ce boulot est malhonnête et honteux», soupire Lioudmila. Elle ne l'avait supporté que deux mois avant de le quitter, lassée «des mensonges».