Le président turc Abdullah Gül a joué les médiateurs lundi pour tenter de désamorcer la polémique qui oppose le gouvernement à l'opposition sur une réforme de la justice visant à renforcer le contrôle politique des magistrats, en plein scandale de corruption.

Le chef de l'État, dont la tempête politique actuelle a fait un rival possible du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, a convié lundi à discuter les chefs des trois partis rivaux de celui au pouvoir (le Parti de la justice et du développement, AKP), tous opposés à ce texte qu'ils jugent contraire à la Constitution.

Il devait clore sa journée lundi soir par un entretien avec le chef du gouvernement, selon la chaîne de télévision NTV.

Premier reçu par M. Gül à la mi-journée, le président du Parti républicain du peuple (CHP) Kemal Kiliçdaroglu a fermement réitéré son hostilité à la réforme.

«D'abord, que le projet actuel soit retiré, ensuite que le pouvoir politique cesse de bloquer l'enquête sur la corruption», a-t-il indiqué après son rendez-vous, «cette loi nous expédierait 90 ans d'avancées démocratiques à la poubelle».

Le président du Parti du mouvement nationaliste (MHP) Devlet Bahçeli n'a pas fait de déclarations à l'issue de son entretien avec M. Gül, qui devait ensuite recevoir le coprésident du Parti pour la paix et la démocratie (BDP, prokurde) Selahattin Demirtas.

Près d'un mois après le coup d'envoi de l'enquête qui a mis en cause des dizaines de proches de M. Erdogan, le projet de réforme de la justice, qui vise notamment à donner le dernier mot au ministre de la Justice en matière de nomination des magistrats, fait l'objet d'une controverse d'une rare virulence.

Samedi, les députés de la commission parlementaire de la justice en sont venus aux mains et se sont jeté à la figure insultes, bouteilles d'eau et même une tablette numérique.

Si le ministre de la Justice Bekir Bozdag s'est déclaré samedi prêt à retirer la réforme à la condition qu'il y ait une unanimité des quatre partis représentés au Parlement, M. Erdogan a catégoriquement exclu ce scénario.

Rival possible

La commission a «soumis (les propositions) au vote hier (samedi) et a décidé qu'elles n'étaient pas contraires à la Constitution», a-t-il martelé dimanche.

Le Haut conseil des juges et des magistrats (HSYK), principale cible du texte, le barreau de Turquie et de nombreux éditorialistes ont tiré à boulets rouges sur cette réforme qui illustre, à leurs yeux, la volonté du pouvoir d'enterrer les affaires le menaçant.

Après une première mise en garde solennelle de Bruxelles la semaine dernière, le commissaire européen chargé de l'Élargissement, Stefan Füle, a insisté dimanche auprès des autorités d'Ankara pour qu'elles s'assurent que le nouveau texte soit bien «en conformité avec les principes de la législation européenne».

L'entrée en scène lundi de M. Gül, dont les propos très modérés sur le scandale en cours ont tranché avec la véhémence de M. Erdogan, a fait l'objet de nombreux commentaires.

Fragilisé par l'enquête, le premier ministre s'est jusque-là défendu de toutes les accusations en dénonçant avec véhémence une «conspiration» ourdie contre lui.

Il soupçonne la police et la justice d'être infiltrées par la confrérie du prédicateur musulman Fethullah Gülen, en guerre ouverte contre lui, et de manipuler l'enquête pour précipiter sa chute, à quelques mois des municipales de mars et de la présidentielle d'août.

Sur un ton nettement plus modéré, M. Gül a, quant à lui, défendu «État de droit» et «indépendance de la justice» quand M. Erdogan procédait à des purges massives dans la police et la justice.

Jugé proche de M. Gülen, le chef de l'État est vu par nombre de commentateurs comme un concurrent possible du premier ministre, qui règne sans partage sur la Turquie depuis 2002, à la présidentielle.

«Bien qu'inconstitutionnel, ce projet de loi va être voté», a pronostiqué lundi dans les colonnes du quotidien Hürriyet l'ancien procureur Ilhan Cihaner, «mais le président va se ranger aux côtés du mouvement Hizmet (celui de M. Gülen) et y mettre son veto».