Les inondations qui ont ravagé cette fin de semaine le sud-ouest de la Russie ont fait au moins 171 morts, en plus de détruire ou d'endommager quelque 5000 maisons et de faire près de 35 000 sinistrés. Mais au-delà du drame, la catastrophe révèle une suspicion croissante de la population envers toute version officielle.

Au début, il y a eu les rumeurs, colportées par les médias sociaux et de bouche à oreille: les inondations, qui ont rayé de la carte le tiers de la ville de Krymsk, ne seraient pas seulement dues aux fortes précipitations qui ont fait sortir de son lit la rivière Adagoum dans la nuit de vendredi à samedi, ont assuré microblogueurs et sinistrés.

Certes, jusqu'à 30 cm de pluie par endroits en 24 heures - soit plus du tiers de la moyenne totale annuelle -, c'est beaucoup. Mais comment expliquer alors ce «mur d'eau de sept mètres» qui a, selon des témoins, déferlé sur la localité de 57 000 habitants?

Pour plusieurs Russes, il n'y avait qu'une explication: volontairement ou non, les valves du réservoir Neberdjaïevski, situé à 182 mètres au-dessus du niveau de la mer, avaient été ouvertes, laissant se déverser le trop-plein sur la ville.

«L'eau ne coulait pas comme si elle provenait d'une rivière», a ainsi raconté Maria Zoubali, résidante de Krymsk, au journal en ligne Gazeta.ru samedi. «Elle arrivait du côté de la gare, mais il n'y a pas de rivière par là. Par contre, il y a le réservoir.»

Du «délire», puisque techniquement, la manoeuvre aurait été impossible, a pour sa part répondu la porte-parole du gouverneur de la région de Krasnodar, pendant que Krymsk et d'autres villes de cette région très touristique se réveillaient sous l'eau. Idem pour les accusations voulant que les habitants n'aient pas été avertis de la catastrophe imminente. Selon la porte-parole, les citadins avaient bel et bien été informés, mais ils avaient refusé de quitter leur domicile.



Poutine à Krymsk

Puis, sous pression, le pouvoir a dû changer sa version officielle et trouver des coupables autres que la pluie. Samedi, le président Vladimir Poutine est arrivé à Krymsk pour constater l'ampleur des dégâts. Devant les caméras de télévision, il a sermonné un responsable du ministère des Situations d'urgence, réticent au départ à lui indiquer l'heure exacte à laquelle il avait reçu l'alarme - 22h, soit trois heures avant l'inondation maximale - et pourquoi l'évacuation de la ville n'avait pas commencé sur-le-champ.

Pour calmer la grogne, M. Poutine a annoncé que toutes les maisons endommagées ou détruites seront reconstruites aux frais de l'État en moins de quatre mois. Les sinistrés auront aussi droit à une aide d'urgence dans les plus brefs délais, et les familles des victimes recevront jusqu'à 2 millions de roubles (61 000 $) de compensation. Au total, les gouvernements fédéral et régional débloqueront 4 milliards de roubles (120 millions de dollars) pour remettre la région sur pied.

L'homme fort du pays a également appelé les autorités compétentes à porter une attention particulière au réservoir de Neberdjaïevski. Or rapidement, le comité d'enquête a écarté la possibilité qu'un déversement à partir du lac artificiel ait été à l'origine du désastre.

Le ministre des Situations d'urgence, Vladimir Poutchkov, a quant à lui convenu que des «erreurs ont été commises par les dirigeants sur place et différents services. Toute la population n'a pas été avertie dans les délais réglementaires.»

En visite à Krymsk hier, le gouverneur de la région, Alexander Tkatchev, a été vilipendé par des sinistrés. «Même si [vous aviez été informés dès 22h], alors quoi, vous vous seriez levés et auriez quitté votre demeure?», a-t-il demandé à la foule, qui lui a répondu d'un vif «Oui!», selon les médias russes. Alors que de nombreuses voix réclamaient sa démission, le gouverneur a plutôt annoncé le renvoi du chef du district de Krymsk.

Pour les convaincre d'écarter l'idée d'une ouverture «criminelle» des valves du réservoir, M. Tkatchev a permis à quelques sinistrés de survoler le bassin d'eau hier. Alors que les télévisions d'État ont assuré que l'exercice les avait rassurés, d'autres médias ont rapporté le contraire.

Les aveux tardifs, les promesses d'aide et le rejet de la responsabilité sur la négligence de quelques officiels locaux n'auront donc pas permis au régime de regagner la confiance des sinistrés. Plusieurs d'entre eux préfèrent croire des thèses sans preuves tangibles, plutôt qu'une quelconque version officielle. Certains vont même jusqu'à douter du bilan officiel des victimes.

Le célèbre poète Dmitri Bykov, envoyé spécial du journal d'opposition Novaïa Gazeta, a rapporté hier que toutes les victimes qu'il a rencontrées avaient la certitude que les inondations avaient été causées par un déversement du réservoir. «Plusieurs habitants croient que cela a été fait pour que l'eau ne coule pas du côté de Novorossiïsk [grand port de la mer Noire, NDLR], où ont été construits de luxueux cottages», a relaté Bykov.

«C'est la cinquième fois que nous sommes inondés», a pour sa part raconté un sinistré au journal populaireMoskovski Komsomolets, en référence notamment à la dernière grande crue de 2002, qui avait fait 109 victimes. «Rien ne change. Nous enterrons les morts, et les vivants, comme toujours, se font promettre un avenir radieux.»