(New York) Pour des raisons évidentes, le spectacle de la mise en état d’arrestation de Donald Trump a monopolisé l’attention des médias et du public américains mardi dernier. Mais, ce jour-là, ce n’est pas l’évènement qui a inspiré aux tenants de la droite la plus grande frayeur.

Cet évènement s’est déroulé au Wisconsin, État pivot remporté par Donald Trump en 2016 et par Joe Biden en 2020, avec des marges inférieures à 1 % des suffrages.

Que s’est-il donc passé dans cet État du Midwest fou de sa bière, de son football et de son fromage ? Une juge progressiste de Milwaukee, Janet Protasiewicz, a éclipsé un juriste conservateur de Waukesha, Daniel Kelly, par 11 points de pourcentage, dans une élection qui a fait basculer à gauche la majorité de la Cour suprême du Wisconsin pour la première fois en 15 ans.

Un seul mot peut expliquer un tel écart dans un État où les élections se jouent habituellement dans un mouchoir de poche : avortement.

Depuis la décision de la Cour suprême des États-Unis abrogeant l’arrêt Roe c. Wade, l’avortement est interdit au Wisconsin en vertu d’une loi adoptée en 1849.

Un des enjeux majeurs de cette élection pour un siège vacant à la Cour suprême du Badger State était donc l’avenir de cette loi. Celle-ci allait être sûrement invalidée à la faveur de l’élection de la juge Protasiewicz, qui n’a pas caché son appui au droit des femmes à l’avortement, ou maintenue à la suite d’une victoire de son rival, qui a déjà assimilé l’interruption volontaire de grossesse (IVG) à un meurtre.

La réponse des électeurs ne pouvait être plus claire, tout comme ses conséquences.

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Daniel Kelly lors d’un débat l’opposant à Janet Protasiewicz le 21 mars dernier, à Madison, au Wisconsin

« Dan Kelly reflétait parfaitement les opinions de la base du Parti républicain », a expliqué Howard Schweber, politologue à l’Université du Wisconsin à Madison. « Le problème, c’est que cette base ne représente pas tout le parti et ne suffit pas à remporter des élections à l’échelle de l’État. C’est le problème du parti partout dans le pays. »

Problème que des éditorialistes, stratèges et commentateurs conservateurs ont reconnu d’emblée au lendemain de l’élection du Wisconsin, dont les résultats représentent un autre exemple de la force mobilisatrice de l’avortement chez les démocrates depuis l’annulation de Roe c. Wade.

« Les républicains feraient mieux de clarifier leur position sur l’avortement et de s’aligner davantage sur la position des électeurs, sinon ils devront faire face à une autre déception en 2024 », a écrit la page éditoriale du Wall Street Journal après avoir rappelé que la question de l’avortement avait déjà permis aux démocrates d’endiguer une « vague rouge » lors des élections de mi-mandat de 2022.

Le « compromis »

Et quelle est la position des électeurs sur l’avortement ? Près de deux tiers d’entre eux (64 %) estiment que l’avortement devrait être légal dans tous les cas ou dans la plupart d’entre eux, selon un sondage publié fin février par le Public Religion Research Institute.

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Manifestation pro-choix devant le Capitole de l’État du Wisconsin, à Madison, le 2 avril dernier

« Nous nous faisons tuer par les électeurs indépendants qui pensent que nous soutenons les interdictions totales sans aucune exception », a commenté sur Twitter Jon Schweppe, directeur politique du groupe conservateur American Principles Project. « Il est temps que tout le monde se résigne et se rassemble derrière le projet de loi de Lindsey Graham. »

Traduction : les républicains doivent abandonner l’objectif d’imposer une interdiction de l’avortement à l’échelle nationale et opter pour le « compromis » du sénateur de Caroline du Sud, qui consiste à interdire l’avortement après 15 semaines, avec exceptions, dans les États où l’IVG est en encore légale, tels la Californie, le Massachusetts et New York.

« L’alternative est le suicide du mouvement pro-vie. Nous sommes à quelques mois de cela », a renchéri Jon Schweppe.

Il s’agit d’une exagération. Mais la sortie de Jon Schweppe illustre la situation périlleuse dans laquelle le Parti républicain se trouve en ce qui concerne l’avortement. D’autant que les indépendants ne sont pas les seuls électeurs susceptibles de tourner le dos au Grand Old Party en raison de sa position sur cette question.

Howard Schweber parle des électeurs qui vivent dans les banlieues du Wisconsin, et notamment dans « les banlieues blanches qui entourent Milwaukee ».

« Bien que ces endroits soient enclins à voter régulièrement pour les républicains, ils ont tendance à être beaucoup plus libertariens sur des questions telles que l’avortement et les droits des homosexuels. C’est un problème pour les candidats du Parti républicain en général, non seulement dans le Wisconsin, mais aussi dans l’ensemble des États-Unis », a-t-il expliqué.

Redécoupage électoral

Cela dit, le politologue ne considère pas que l’avortement était l’enjeu le plus important de l’élection de mardi dernier au Wisconsin. À son avis, c’était le « gerrymandering », cette vieille pratique américaine qui a ouvert la voie à un redécoupage hyperpartisan des circonscriptions électorales du Badger State.

Or, en élisant la juge Protasiewicz, les électeurs ont probablement sonné le glas à ces circonscriptions qui donnent aujourd’hui aux républicains du Wisconsin des majorités imprenables dans les deux chambres du Parlement de l’État.

Selon le professeur Schweber, il n’est pas impossible que de nouvelles cartes électorales plus équitables soient adoptées en 2024 dans la foulée d’une décision de la Cour suprême du Wisconsin invalidant celles qui ont été adoptées par les républicains.

« Et si ces nouvelles circonscriptions permettent aux démocrates de remporter l’une des deux chambres du Parlement ou les deux et d’augmenter de manière significative la délégation du parti au Congrès, ce serait énorme », a déclaré le politologue.

Et l’on n’a même pas encore abordé la possibilité que la Cour suprême du Wisconsin ait à se prononcer sur des règles ou des résultats liés à l’élection présidentielle de 2024. En 2020, Daniel Kelly avait représenté Donald Trump devant le même tribunal. En 2024, il aurait pu y siéger à la place de la juge Protasiewicz. Il n’y sera pas.

Reste à voir où sera Donald Trump.