Il fut un temps où la libération de citoyens américains injustement emprisonnés par une nation adverse était un moment de soulagement et de célébration bipartisans : on pense au retour de Corée du Nord, en 2018, de trois hommes, obtenu par le président Donald Trump, ou à la libération, en 1991, du journaliste américain Terry Anderson après des années de captivité au Liban.

Mais ces moments ressemblent à des souvenirs aux tons sépia depuis que la vedette du basketball féminin Brittney Griner est arrivée discrètement vendredi dans une base militaire du Texas pour y subir une évaluation médicale après sa libération et son retour de Russie, tandis qu’un journaliste de Fox News pressait de questions insidieuses l’attachée de presse de la Maison-Blanche, Karine Jean-Pierre, à propos d’un échange de prisonniers qui, selon lui, avait envoyé le « marchand de mort » en Russie contre une « athlète professionnelle ».

PHOTO SUZANNE CORDEIRO, AGENCE FRANCE-PRESSE

Brittney Griner à son arrivée au Texas, après sa libération

Quelques heures après la libération de Mme Griner, une grande partie de la droite était en proie à une indignation totale, critiquant à la fois l’homme contre lequel Mme Griner avait été échangée — Viktor Bout, un marchand d’armes russe notoire qui purgeait notamment une peine pour avoir mis en danger des vies américaines — et l’échec de l’administration Biden à obtenir la libération d’un ancien Marine, Paul Whelan, qui croupit dans une prison russe depuis son arrestation en 2018 pour espionnage.

Une attention considérable a également été accordée à la personne qu’est Mme Griner : une femme noire, une célébrité, une lesbienne mariée et, bien que cela soit passé largement inaperçu jusqu’à présent, une progressiste affirmée — qui, au plus fort des manifestations de Black Lives Matter, a appelé à ne plus faire jouer l’hymne national avant les matchs de son équipe.

Attaques de la droite

Depuis les premiers jours de la guerre froide jusqu’au conflit prolongé en Afghanistan, les libérations d’otages ont comporté des risques politiques, en particulier lorsqu’elles impliquaient des échanges de prisonniers, affirme Danielle Gilbert, spécialiste de ces opérations rattachée à l’Université Dartmouth. Les scènes de joie et d’émotion d’un retour à la liberté doivent être tempérées par la conscience que la victoire a été obtenue grâce à un accord avec un rival, ce qui implique presque toujours une concession que l’adversaire souhaitait ardemment.

Et, bien sûr, des questions légitimes peuvent être soulevées au sujet de ces échanges, notamment quant à savoir s’ils encouragent les prises d’otages ou s’ils mettent en danger les Américains, comme Paul Whelan, qui sont laissés derrière.

Le représentant républicain de Californie Kevin McCarthy, qui espère devenir président de la Chambre des représentants l’année prochaine, a abordé ce sujet lorsqu’il est apparu sur les ondes de Fox News pour condamner l’« accusation montée de toutes pièces » contre Mme Griner, mais aussi pour dire que l’échange avec Viktor Bout avait rendu son pays « plus faible ». Il a ajouté : « Cela a rendu Poutine plus fort, et cela a rendu les Américains plus vulnérables. »

Mais le cas de Mme Griner dépasse de tels calculs et illustre les tensions au confluent des questions raciales, de genre et d’orientation sexuelle, à une époque de partisanerie sans concession où de larges pans du public américain sont imprégnés de la politique du ressentiment et de la diabolisation de l’ancien président Donald Trump et de ses acolytes.

Le fils de l’ancien président Donald Trump Jr. s’en est pris à l’identité de Mme Griner en écrivant que l’administration Biden « s’inquiétait apparemment de voir son score EDI baisser si elle libérait un Marine américain », en utilisant l’acronyme du monde de l’entreprise pour « équité, diversité et inclusion ».

Son père, l’ex-président, s’est inscrit en faux contre les opinions politiques de Mme Griner, déclarant qu’elle « détestait ouvertement notre pays ». La représentante républicaine de la Géorgie Marjorie Taylor Greene a qualifié l’échange de prisonniers de « raison supplémentaire pour que [la Chambre des représentants] mette Biden en accusation ».

Et ce ne sont là que quelques-uns des commentaires les plus modérés de la droite dominée par M. Trump.

« Il y a ce sentiment sous-jacent que les démocrates priorisent quelqu’un qui leur est sympathique tout en abandonnant un Marine », a déclaré David Silbey, historien militaire à l’Université Cornell. « Cela s’inscrit parfaitement dans le récit que fait une grande partie de la droite sur ceux qui jouissent de privilèges dans l’Amérique de Biden. »

Des exemples historiques

Les échanges de prisonniers ont longtemps été politiquement difficiles, surtout pour les présidents démocrates. Paul Whelan a été fait prisonnier lorsque M. Trump était à la Maison-Blanche, et sa sœur, Elizabeth Whelan, partisane de M. Trump, a plaidé auprès de responsables proches du président pour tenter d’obtenir sa libération. À l’été 2019, Paul Whelan a supplié M. Trump de l’aider — « Tweetez vos intentions », a-t-il crié aux journalistes de l’intérieur d’une cage en verre au tribunal municipal de Moscou —, en vain.

Pourtant, c’est le successeur de M. Trump qui est sous le feu des critiques.

Les précédents historiques sont nombreux. Lorsque l’avion de reconnaissance U-2 de Francis Gary Powers a été abattu au-dessus de l’Union soviétique en 1960, Dwight D. Eisenhower était président et la sympathie des Américains allait au pilote, considéré comme une victime innocente dans le jeu d’espionnage de la guerre froide.

Mais lorsque John F. Kennedy a organisé la libération de M. Powers en échange d’un colonel du KGB, les sympathies ont rapidement changé, certains républicains accusant l’administration d’avoir libéré un « maître espion » soviétique pour obtenir le retour d’un lâche qui aurait dû avaler sa « pilule suicide » (suicide pill) remise par la CIA.

Le président Barack Obama a été confronté à des récriminations similaires en 2014 lorsque son administration a organisé la libération de Bowe Bergdahl, un soldat retenu prisonnier par les talibans, en échange de cinq détenus talibans de la prison militaire de Guantánamo Bay, à Cuba. M. Bergdahl s’était égaré hors de sa base, ce qui a suscité des accusations selon lesquelles il avait eu ce qu’il méritait. De la même façon, la possession de résidus de cannabis par Mme Griner a incité les critiques à suggérer qu’elle était responsable de son sort, a relevé Mme Gilbert.

PHOTO TED RICHARDSON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le soldat Bowe Bergdahl, en 2016

Le cas de M. Bergdahl a conduit la Chambre des représentants, alors dirigée par les républicains, à adopter une résolution condamnant M. Obama pour avoir conclu l’accord sans en informer le Congrès au préalable, affirmant que « ces actions [avaient] inutilement entamé la confiance envers l’engagement et la capacité de l’administration Obama à s’engager et à travailler de manière constructive avec le Congrès ».

Mais tandis que le cas de M. Bergdahl impliquait la libération de combattants des deux côtés, les historiens n’ont trouvé aucun parallèle pour l’échange d’une vedette américaine du basketball contre un marchand d’armes russe purgeant une peine de 25 ans pour avoir conspiré en vue de tuer des Américains.

M. Bout, immortalisé par Hollywood dans le film Lord of War, a été condamné en 2011 pour des ventes d’armes sans discernement qui ont armé à la fois des organisations terroristes antiaméricaines et des insurgés proaméricains comme l’UNITA en Angola. Il a alimenté la guerre brutale contre les civils au Liberia menée par le chef de guerre Charles Taylor, dans laquelle environ 300 000 personnes ont perdu la vie. Viktor Bout n’aurait pas pu être libéré avant 2029.

De nombreux Américains ont vu dans cet échange la libération par leur gouvernement d’un tueur de sang-froid, responsable de la mort de milliers de personnes, au profit d’une membre de l’élite progressiste.

« L’administration Biden a montré au monde ce à quoi ressemblent vraiment les privilèges », a écrit Rick Manning, président de l’association pro-Trump Americans for Limited Government.

Les positions politiques de Mme Griner sont en effet ancrées à gauche. Le magazine en ligne The Root l’a nommée l’une des Afro-Américaines les plus influentes de 2020 après qu’elle a déclaré à The Arizona Republic, au plus fort des manifestations suscitées par la mort de George Floyd : « Je pense honnêtement que nous ne devrions pas jouer l’hymne national pendant notre saison. »

Tout comme sa célébrité et sa notoriété ont rendu son incarcération intolérable pour certains Américains, le sexe de Mme Griner peut colorer l’échange aux yeux de certains critiques, a suggéré M. Silbey.

Dans le monde du basketball professionnel féminin, Mme Griner est une célébrité : médaillée d’or olympique, championne nationale avec le Mercury de Phoenix, six fois membre de l’équipe d’étoiles et seule vraie joueuse de centre (true center) à devenir meilleure marqueuse dans la WNBA.

Les réactions à son arrestation à Moscou pour des accusations de possession de stupéfiants tout à fait mineures — et surtout à sa libération — auraient été très différentes si cela était arrivé à un athlète masculin, a analysé M. Silbey.

« Si LeBron James avait été appréhendé par la Russie dans un aéroport et envoyé dans un camp de prisonniers, imaginez le niveau d’hystérie que cela aurait provoqué », a-t-il ajouté.

Cet article a été initialement publié dans The New York Times.

Lisez l'article original (en anglais)