Illégal, l’esclavage, aux États-Unis ? Oui, sauf comme punition pour un crime, précise le 13e amendement du pays. Cette exception, reprise d’une façon ou d’une autre dans les constitutions de plus d’une douzaine d’États, est de plus en plus contestée par les défenseurs des droits de la personne.

Mardi, les électeurs de l’Alabama, de l’Oregon, du Tennessee et du Vermont ont voté pour mettre fin à la possibilité de soumettre leurs concitoyens emprisonnés à la « servitude involontaire ».

La question était sur le bulletin de vote d’un cinquième État, la Louisiane, qui l’a rejetée après une controverse sur le libellé de la phrase soumise au référendum.

« Nous avons gagné dans quatre États, mais la Louisiane a toujours été un endroit difficile pour promouvoir l’idée, dit au téléphone Curtis Ray Davis, directeur général de Decarcerate Louisiana. Je suis déçu. »

PHOTO FOURNIE PAR CURTIS RAY DAVIS

Curtis Ray Davis se bat pour faire reconnaître les droits des prisonniers.

M. Davis est l’un de ceux qui ont travaillé pour soumettre la question au vote dans cet État. Il connaît le système carcéral de l’intérieur, ayant été condamné à la prison en 1994 pour meurtre au second degré, crime pour lequel il a clamé son innocence. L’auteur de Slave State : Evidence of Apartheid in America a été libéré en 2016.

Au premier plan

Depuis quelques années, la question du travail des prisonniers est revenue au premier plan aux États-Unis. Le Colorado est devenu le premier État, en 2018, à modifier sa Constitution pour abolir la servitude involontaire, suivi, deux ans plus tard, par le Nebraska et l’Utah.

« Le fait que même le Tennessee, un État très conservateur, a voté à 79,9 % pour bannir toute forme d’esclavage et de servitude involontaire est un message très fort », croit Marc Levin, conseiller politique en chef du groupe de réflexion Council on Criminal Justice.

Au cœur des préoccupations : les punitions liées au travail — qui peuvent inclure la mise en isolement ou la perte des droits de visite en cas de refus d’obtempérer —, les salaires particulièrement bas, les conditions de santé et sécurité. Et le racisme, puisque la pratique a été utilisée, particulièrement dans des États du Sud, après l’abolition de l’esclavage pour exploiter des Afro-Américains, emprisonnés sous différents prétextes.

M. Levin établit une distinction entre les tâches réalisées par et pour les détenus d’une prison, comme la maintenance ou la buanderie, et le travail lucratif, au profit d’entreprises privées, pour lequel il juge que les prisonniers devraient être mieux rémunérés. Aux États-Unis, le rendement du travail des prisonniers est estimé à plusieurs milliards de dollars américains. En Louisiane, un prisonnier peut gagner à peine 2 cents US l’heure pour travailler dans un champ, selon une étude de l’American Civil Liberties Union et de la University of Chicaco Law School Global Human Rights Clinic.

Louisiane

Le pénitencier d’État de Louisiane, où M. Davis a purgé sa peine, est situé sur un terrain de 18 000 acres. La prison est mieux connue sous le nom d’« Angola », une plantation où des esclaves travaillaient avant sa conversion en centre de détention.

Les détenus, composés à 75 % d’hommes noirs, y travaillent, notamment dans des champs de coton.

La Louisiane fait partie des quelques États américains où un accusé peut être condamné à des travaux forcés. L’amendement soumis au vote mardi dernier proposait donc de retirer la possibilité d’utiliser la servitude involontaire comme punition pour un crime, mais ajoutait que cela « ne s’applique pas à l’administration par ailleurs légale de la justice pénale ».

PHOTO ANGEL FRANCO, ARCHIVES NEW YORK TIMES

Prisonnier lisant la bible dans le pénitencier d’État de Louisiane

Cette phrase est venue semer le doute sur une portée juridique trop large, allant à l’encontre du résultat désiré. Au point que le démocrate qui a parrainé le projet d’amendement, le sénateur d’État Edmond Jordan, a lui-même appelé les électeurs à s’y opposer.

« C’était un amendement très confus, le rejet de la proposition reflète ça », explique au téléphone Andrea Armstrong, professeure de droit à l’Université Loyola de La Nouvelle-Orléans.

Travail continu

La spécialiste du système carcéral s’intéresse depuis des années au travail dans les prisons. « Ce qu’on voit, c’est que les prisonniers ne se font pas donner l’équipement de protection adéquat ni la même formation que les employés de l’extérieur », dit-elle, citant le travail en électricité ou avec de la machinerie potentiellement dangereuse. « Ça ne prend pas un amendement constitutionnel pour régler ça », ajoute-t-elle.

Les partisans d’un changement constitutionnel en Louisiane continuent à travailler pour soumettre une nouvelle proposition lors d’un prochain vote.

« Pendant un quart de siècle, j’ai été traité comme un esclave à Angola, pas seulement à cause du travail, mais des conditions de vie, de ce qu’ils pouvaient nous faire subir parce que cette loi existe, dit M. Davis. Si cette loi n’existait pas, les prisonniers ne pourraient pas être traités comme ça, parce que ça voudrait dire qu’ils sont des citoyens ordinaires emprisonnés et non du bétail. C’est pour ça qu’on travaille à bannir l’esclavage et la servitude involontaire : pour redonner leur humanité à ces gens. »