Le nombre d’électeurs latino-américains continue de croître de façon exponentielle aux États-Unis. De 2016 à 2020, il a grimpé de 31 %, pour atteindre 16,6 millions. En 2022, cet électorat pourrait jouer un rôle déterminant dans au moins trois États clés des élections de mi-mandat, dont la Pennsylvanie.

(Allentown) Debout derrière le micro de La Mega, station de radio hispanique numéro un d’Allentown, Victor Martinez commence son émission matinale en lisant les manchettes des journaux. Il tombe vite sur un sujet brûlant à l’approche des élections de mi-mandat.

« Un adolescent de 14 ans a été tué par balle et quatre autres ont été blessés après un entraînement de football à Philadelphie », résume-t-il, à l’aube d’une journée de la fin de septembre, avant d’évoquer un autre épisode de violence armée. Deux jours plus tôt, un adolescent de 16 ans en a abattu un autre, âgé de 15 ans, dans un parc d’Allentown, ancienne ville industrielle située à 100 km au nord de Philadelphie.

« Je ne peux pas blâmer le maire », lance l’animateur en haussant le ton. « Je ne peux pas blâmer le gouverneur. Je ne peux pas blâmer le président, comme le font les républicains. C’est un problème de société. Où sont les parents ? »

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Victor Martinez, animateur et propriétaire de plusieurs stations de radio hispaniques en Pennsylvanie

Victor Martinez laisse la question en suspens. Mais sa voix, qui est celle d’un démocrate convaincu, n’a jamais autant porté en Pennsylvanie, éternel champ de bataille électoral. Arrivé dans cet État en 1997, ce natif de Porto Rico a acheté sa première station de radio en 2017, à Allentown, troisième ville de Pennsylvanie après Philadelphie et Pittsburgh. Cinq ans plus tard, il en possède quatre autres, qui lui permettent de faire entendre son émission matinale à Philadelphie, Bethlehem, Redding et Harrisburg, entre autres villes.

« Je savais que ça s’en venait », confie Victor Martinez après son émission, en parlant de la croissance de son entreprise. « Je ne pensais pas que ça allait arriver aussi vite. »

Explosion démographique

Cette croissance est à l’image de l’explosion de la population hispanique de Pennsylvanie. De 2010 à 2020, celle-ci a bondi de 48,5 %, pour dépasser le million. D’où la présence du Keystone State dans la liste des États où démocrates et républicains se livrent ces jours-ci une bataille féroce pour le vote latino.

« Nous sommes devenus incontournables », dit Flor Velez, présidente d’une organisation vouée à la préservation de la culture portoricaine à Allentown, où 52,5 % de la population est d’origine hispanique, selon le recensement de 2020.

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Flor Velez, présidente d’une organisation vouée à la préservation de la culture portoricaine à Allentown

Si nous allons tous voter, nous pouvons faire la différence ; nous pouvons imposer nos choix.

Flor Velez

Dans cette lutte pour le vote latino, le Parti républicain part de loin en Pennsylvanie, où les Portoricains demeurent dominants au sein de cette communauté hispanique en pleine croissance. À Allentown, par exemple, les candidats démocrates récoltent parfois jusqu’à 80 % des suffrages.

Le Grand Old Party (GOP) veut évidemment réduire ce déficit, sachant que chaque vote peut faire la différence dans un État pivot comme la Pennsylvanie. En février dernier, les républicains ont ainsi ouvert, dans un quartier résidentiel d’Allentown, leur sixième centre communautaire hispanique aux États-Unis.

C’est là que se trouve Andrew Azan, vice-président du Parti républicain du comté de Northampton, un soir de la fin de septembre. Autour de lui, des bénévoles s’activent au téléphone, tentant de contacter des électeurs afin de déterminer leurs intentions de vote en vue du 8 novembre prochain, date des élections de mi-mandat.

« Ronald Reagan était mon président préféré », raconte Azan, qui revendique des racines cubaines. « Il avait l’habitude de dire : “Les Latinos sont des républicains. Ils ne le savent pas encore.” » Le vieux dicton suppose l’idée d’une communauté d’intérêts entre les républicains et les Latinos.

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Andrew Azan, vice-président du Parti républicain du comté de Northampton

Nous sommes taillés sur mesure pour eux. Comme eux, nous sommes des gens de foi, nous sommes attachés à la famille et nous favorisons l’entrepreneuriat.

Andrew Azan, vice-président du Parti républicain du comté de Northampton

L’enjeu de la criminalité

Selon Andrew Azan, trois thèmes procurent un avantage certain aux candidats républicains auprès des électeurs latino-américains en cette saison électorale : l’économie, qui inclut l’inflation, la frontière et la criminalité. « Vous avez des centres-villes où il n’y a pas de loi et d’ordre », dit-il en précisant sa pensée sur le troisième thème. « Les Latinos ne veulent pas vivre dans des quartiers où la criminalité est endémique. Ils veulent aussi la sécurité. »

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Le Dr Mehmet Oz (à droite), candidat républicain à l’élection sénatoriale de Pennsylvanie, en campagne à Allentown, à la fin septembre

Dans ses pubs récentes, le DMehmet Oz, candidat républicain à l’élection sénatoriale de Pennsylvanie, exploite ce thème à fond, accusant son adversaire démocrate, le lieutenant-gouverneur de l’État, John Fetterman, d’être complaisant envers les criminels. Cette ligne d’attaque a coïncidé avec un resserrement de cette course, qui pourrait déterminer quel parti contrôlera le Sénat après les élections de mi-mandat.

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Scène de crime au lendemain d’une fusillade à Philadelphie, le 12 octobre

Père de neuf enfants, Angelo Vasquez devrait être réceptif au message du DOz. Né il y a 50 ans à Allentown de parents originaires de Porto Rico, il a vu l’évolution démographique de cette ville dont les rues, les commerces et la langue ont changé, pour le meilleur et pour le pire, selon lui. « C’est bien qu’il y ait plus d’Hispaniques », dit M. Vasquez, qui travaille au centre de distribution de pièces de Tesla à Bethlehem.

Mais la violence est inquiétante. Quand j’étais jeune, nous marchions dans la rue sans nous inquiéter de quoi que ce soit. Maintenant, personne ne veut sortir, avec tous les sans-abri, toutes les activités liées à la drogue, surtout dans la 7e Rue. Il semble que personne n’essaie de faire quoi que ce soit.

Angelo Vasquez, électeur

Mais l’idée de voter pour la première fois de sa vie pour un candidat républicain ne séduit guère Angelo Vasquez. Il a déjà résolu de ne pas appuyer Doug Mastriano, candidat du GOP pour le poste de gouverneur de Pennsylvanie. Il a vu une photo de ce dernier dans l’uniforme d’un soldat de l’armée confédérée, celle qui a défendu l’esclavage pendant la guerre de Sécession. « Il semble être un raciste. J’en ai marre de ces trucs racistes », dit-il.

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Discours de Doug Mastriano, candidat républicain au poste de gouverneur de Pennsylvanie, sous le regard de Donald Trump, à Wilkes-Barre, le 3 septembre dernier

Emploi et inflation

Marivel Navarro, elle, est tentée de faire ce qu’elle n’a jamais encore fait depuis qu’elle a quitté Porto Rico pour s’installer à Allentown, il y a 26 ans : voter pour un candidat républicain. « Je pense que l’économie est meilleure quand les républicains sont au pouvoir », dit cette femme de 57 ans, qui travaille comme responsable du contrôle de la qualité dans une entreprise d’alimentation. « C’est aussi quelque chose que j’entends au boulot. Les gens écoutent ce que les républicains ont à dire. »

Les chiffres de l’emploi racontent pourtant une autre histoire, à savoir que la situation économique est loin d’être mauvaise en Pennsylvanie sous un gouverneur et un président démocrates. Au cours des 12 derniers mois, le taux de chômage est passé de 6,1 % à 4,2 % dans cet État. Pendant la même période, Allentown a poursuivi une revitalisation attribuable en bonne partie aux activités d’entreposage et de distribution de la vallée de Lehigh, dont la ville est le chef-lieu. Mais l’inflation jette une ombre au tableau.

Victor Martinez, propriétaire et animateur de La Mega, est le premier à reconnaître le problème, aussi démocrate soit-il. « D’une part, les Latinos de Pennsylvanie n’ont jamais connu un taux de chômage aussi bas, dit-il. Ils travaillent plus que jamais. D’autre part, est-ce que les choses sont plus chères ? Oui. Ça va donc être difficile pour les démocrates. Ils ont beaucoup de travail à faire pour vendre leur bilan économique. »

Les républicains gagneront-ils leur pari ?

Entrevue avec Gary Segura, politologue à l’Université de Californie à Los Angeles et président de la firme de sondage BSP Research, à propos du vote latino aux États-Unis.

D’abord, que s’est-il passé au juste avec le vote latino en 2020 ?

Je dirais qu’il y a deux choses intéressantes qui se sont produites. La première est que la part du vote latino allant au Parti républicain est revenue à la norme historique. Avant 2000, ou même jusqu’en 2004, il était habituel de voir le tiers du vote latino aller au Parti républicain et les deux tiers aux démocrates. Lors des deux élections de Barack Obama et de la campagne d’Hillary Clinton, 70 % et plus du vote latino est allé aux démocrates. Ce qui s’est passé en 2020, c’est que les choses sont revenues à la normale. La deuxième chose qui s’est produite en 2020, c’est qu’il y a eu un effort concerté de la droite pour atteindre les Latino-Américains, en particulier dans le sud de la Floride et dans la vallée du Rio Grande, au Texas, par l’entremise de la radio parlée. Et cela a eu un impact que les démocrates n’ont pas su voir et contrer. Au bout du compte, nous pensons toujours que 58 ou 59 % des Latinos ont voté pour les démocrates. Il s’agit donc d’un électorat très démocrate, mais pas autant que pendant l’ère Obama.

Qu’en sera-t-il aux élections de mi-mandat ? Êtes-vous de ceux qui croient à une réorientation du vote latino vers le Parti républicain ?

Je pense que ce vote sera très semblable à celui de 2020. Je ne crois pas qu’il y ait une réorientation des électeurs latinos vers les républicains. Mais étant donné que les élections de mi-mandat ont tendance à mobiliser un électorat plus conservateur que les élections présidentielles, je ne pense pas que les démocrates amélioreront leur pourcentage de 2020.

Vous ne voyez donc pas les Latinos de la classe ouvrière suivre chez les républicains les Blancs de la classe ouvrière, qui trouvent les démocrates trop « wokes » ?

Je ne vois pas ce changement. Nous avons fait des sondages dans les circonscriptions clés des États clés de 2022. Et nous ne voyons pas de changement conservateur chez les Latinos. Ce n’est tout simplement pas là.

À l’échelle nationale, quels sont les thèmes qui profitent aux démocrates ?

Les démocrates ont la préférence de l’électorat latino sur plusieurs grands sujets : l’éducation, la santé, l’avortement, la garantie du droit de vote. Je pense que l’inflation et le coût de la vie sont les sujets à propos desquels les Latinos sont mécontents des démocrates.

Les républicains semblent croire que le thème de la loi et de l’ordre joue en leur faveur auprès des Latinos. Ont-ils raison ?

C’est absurde. Dans nos sondages, lorsque les Latinos expriment leur inquiétude, ils sont préoccupés par la violence armée et ils veulent un plus grand contrôle des armes à feu et une meilleure sécurité dans les écoles. Ils ne sont pas préoccupés par les questions ordinaires liées à l’ordre public.

Quels sont les États où les votes des Latinos sont les plus susceptibles d’être cruciaux le 8 novembre ?

La Pennsylvanie, l’Arizona et le Nevada.

Faut-il se surprendre que la Pennsylvanie se trouve parmi ce trio ?

Le rôle du vote latino en Pennsylvanie est connu depuis un bon moment. Et je pense qu’il a aidé Joe Biden en 2020. C’est un vote en croissance. Il y a toujours eu un électorat portoricain à Philadelphie. Mais c’est un électorat en pleine expansion. Et les Portoricains ont plusieurs raisons d’être mécontents des républicains depuis plusieurs années.