Plus de 25 millions d’Américains ont démissionné de leur emploi au cours des six derniers mois de 2021. Une « Grande Démission » causée par une grande remise en question.

L’avènement des remises en question

Comme tout le monde, Ranee Soundara, ex-cheffe de produit marketing pour une société de technologie établie à New York, avait déjà entendu parler d’épuisement professionnel et de stress post-traumatique. Mais elle n’aurait jamais pensé que des médecins lui diagnostiqueraient un jour ces deux formes de souffrances mentales.

« Ils m’ont expliqué en gros que beaucoup de gens, surtout pendant la pandémie, traversent des situations mentales différentes qui ont un impact sur leur santé. C’est vraiment le genre de chose qui m’a fait réfléchir », a-t-elle raconté lors d’une entrevue récente.

PHOTO FOURNIER PAR RANEE SOUNDARA

Ranee Soundara

La célibataire de 37 ans a reçu son diagnostic en janvier 2021. Mais elle n’a pas abandonné tout de suite l’emploi exigeant qui lui faisait passer des nuits blanches dont elle émergeait avec des envies de vomir. Elle a d’abord transformé sa vie afin de mettre de côté un maximum d’argent.

Puis, en juin 2021, elle a remis à son employeur une lettre de démission annonçant son départ prochain. Elle a ainsi grossi les rangs des quelque 4,1 millions d’Américains qui ont quitté leur travail en juillet 2021, selon le Bureau des statistiques du travail. Elle a également ajouté son nom à une tendance lourde.

Au cours des six derniers mois de 2021, 25,6 millions d’Américains ont démissionné de leur emploi, un phénomène que les médias ont baptisé la « Grande Démission ».

Anthony Klotz, professeur de gestion à l’Université A&M du Texas, a inventé cette expression en mai 2021 lors d’une entrevue accordée à Bloomberg. Il l’a utilisée en prédisant que les Américains se mettraient à quitter leur emploi en masse quand leurs patrons les forceraient à retourner au bureau. L’expression est restée, même si le phénomène qu’elle décrit est loin de se limiter à la seule explication évoquée par le professeur. Ranee Soundara incarne elle-même un trait important de cette tendance lourde.

La « grande remise en question »

« Les gens parlent de la Grande Démission, mais pour moi, c’est plutôt la grande remise en question de mes priorités et de mes valeurs, dit-elle. L’une de mes priorités était de m’occuper de ma santé mentale, de prendre de vraies vacances pour la première fois en quatre ans et de réfléchir à la prochaine étape de ma carrière. » Depuis sa démission, Ranee Soundara a notamment séjourné pendant huit semaines à Florence, en Italie, où elle a étudié la peinture et la sculpture. Elle a aussi passé du temps avec sa mère, qui vit à Seattle, avant de se remettre en quête d’un nouveau travail. Mais pas n’importe lequel.

« J’ai beaucoup d’amis qui vivent la même expérience que la mienne », dit-elle.

Nous sommes à ce stade de nos vies où nous ne voulons plus retourner à ce que nos carrières ont été au cours des 15 ou 20 dernières années. Nous répudions ce que beaucoup d’entre nous considèrent comme une culture hostile.

Ranee Soundara

Âgé de 38 ans, Joseph Jalbert déplore de son côté les « heures folles » qui rythmaient sa vie à New York en tant que producteur délégué pour une chaîne de télévision consacrée à la cuisine. « J’étais ni plus ni moins sur appel 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 », a-t-il dit en entrevue. Pour échapper à ce tempo infernal, il a accepté un emploi à Atlanta lui permettant de mettre ses expériences passées au service d’une entreprise en démarrage du secteur de la santé. Mais son rythme de travail n’était pas moins infernal qu’avant. D’où sa décision de quitter son emploi en septembre dernier. Sa femme, en revanche, a continué à travailler pour la même entreprise.

PHOTO ED JONES, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Au cours des six derniers mois de 2021, 25,6 millions d’Américains ont démissionné de leur emploi, un phénomène que les médias ont baptisé la « Grande Démission ».

« Heureusement, nous étions dans une position financière assez bonne pour que je n’aie pas à avoir un autre emploi en vue avant de quitter l’autre », a dit le natif du Massachusetts. Ces derniers mois, Joseph Jalbert a ainsi pu consacrer du temps à des projets qui lui tenaient à cœur, dont l’adoption d’un chiot et la mise en chantier de projets créatifs.

« Un temps pour respirer »

« J’ai commencé à écrire un livre pour enfants. J’ai un tas d’idées pour des émissions de télévision que je n’avais jamais eu le temps de coucher sur papier auparavant, par manque de temps », dit-il. En parlant des derniers mois, Joseph Jalbert ajoutera : « Ç’a été un temps pour tout simplement respirer. »

Aucun secteur n’est vraiment épargné par la Grande Démission.

Selon les données du réseau social professionnel LinkedIn, près de 1,5 million de postes sont toujours à pourvoir aux États-Unis, dont 4,4 % des emplois du secteur de l’éducation, 6 % des emplois du commerce au détail, 8 % des emplois du secteur de la santé et 9 % des emplois de l’hôtellerie et de la restauration.

Ce manque de personnel a facilité les décisions professionnelles de certains Américains.

Jordan, une New-Yorkaise dont nous taisons le nom de famille à sa demande, fait partie de ce groupe. Avocate de formation, elle a quitté l’an dernier son emploi dans une entreprise de marketing, désirant s’éloigner de l’univers du 9 à 5 et se rapprocher de la carrière d’actrice dont elle rêve.

Ainsi, quand un de ses amis lui a demandé si elle connaissait quelqu’un qui voudrait travailler dans un grand restaurant de Chelsea, à Manhattan, elle a répondu : « Moi. »

« J’ai fait confiance à mon ami, se souvient Jordan. Il m’a dit : “C’est un excellent endroit où travailler, très flexible. Tout le monde est un chanteur, un danseur ou un acteur. Je n’ai jamais eu de problème si je dois partir pour une audition.” » Des mois plus tard, Jordan ne regrette pas d’avoir démissionné de son ancien emploi pour en prendre un qui correspond davantage avec le style de vie qu’elle veut mener. « Avec la pandémie, les gens réalisent que la vie est trop courte, dit-elle. On ne sait vraiment pas quand notre dernier jour arrivera. »

« Les employés sont en contrôle »

Le marché du travail n’a plus de secrets pour Danny Nelms. En 2021, l’organisation dont il est le président, le Work Institute, a interviewé 28 000 employés démissionnaires pour connaître la raison de leur départ. Il a à son tour accepté d’être interviewé par La Presse pour discuter de ses constats.

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

Danny Nelms, président du Work Institute

Comment expliquez-vous la « Grande Démission » dont on parle tant aux États-Unis ?

La Grande Démission a été alimentée par un certain nombre de facteurs. Il est évident que la pandémie mondiale a ouvert la voie à un changement important dans la manière dont le lieu de travail est organisé aujourd’hui. Je pense que beaucoup d’employés ont découvert qu’il y avait un éventail d’occasions dont ils pouvaient se prévaloir. Il est clair que le redressement de l’économie après la crise causée par la pandémie a été beaucoup plus rapide que lors d’une récession normale. Les employés sont en contrôle. Et si nous ne faisons pas tout notre possible pour trouver une façon de les retenir et de les motiver, ils vont trouver d’autres occasions.

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« Il est évident que la pandémie mondiale a ouvert la voie à un changement important dans la manière dont le lieu de travail est organisé aujourd’hui », explique Danny Nelms, président du Work Institute.

Quelles sont les raisons les plus souvent évoquées par les employés pour expliquer leur démission ?

Nous avons constaté deux ou trois choses et nous disposons maintenant de suffisamment de données pour pouvoir dégager des tendances. Il est évident qu’en 2020, lors de la vague initiale de la pandémie, nous avons constaté une augmentation considérable de démissions liées à des raisons de santé ou familiales. Beaucoup de gens essayaient d’éviter d’être exposés à la COVID-19 ou d’exposer des membres de leur famille. D’autres avaient des enfants à la maison. Beaucoup d’autres encore ont décidé de devancer leur retraite.

Cependant, à partir de 2021, nous avons constaté un changement de tendance important. La plupart des départs étaient liés à des raisons de carrière. Les gens voyaient d’autres occasions de développement, de croissance. Certains ont décidé de changer complètement de carrière. Et je pense qu’une partie de cela a été alimentée par la pandémie et la prise de conscience qu’il y avait beaucoup d’occasions intéressantes.

Qu’en est-il des raisons pécuniaires ?

Nous avons constaté une augmentation du nombre de personnes qui partent pour des raisons pécuniaires, mais j’aime souligner qu’il y a encore moins d’un employé sur dix qui dit que l’argent est la raison principale ou la cause fondamentale de sa décision de partir.

D’où tenez-vous cette donnée ?

En 2021, nous avons mené plus de 28 000 entretiens de départ avec des employés aux États-Unis et au Canada. Voilà d’où nous tenons cette donnée. La réalité est que quand les gens quittent leur emploi, ils obtiennent généralement un meilleur salaire. Mais ce n’est pas la cause première de leur décision de partir.

Comment les employeurs s’y prennent-ils pour retenir leurs employés ?

C’est là que la voix des employés devient si importante. Les employeurs doivent être à l’écoute de leurs employés. Je pense qu’ils doivent mettre en place des outils et des processus pour être en mesure de répondre aux besoins et aux exigences de leur personnel. Il y a certainement une forte pression en ce moment pour mettre en œuvre des choses comme les entretiens de fidélisation. Et je dirais qu’ils sont absolument essentiels en ce moment.

Nous parlons donc littéralement aux individus ou aux employés de ce qui améliorera leur situation, de leurs objectifs à long terme, de ce qui les aidera à affronter certaines circonstances. Au début de la pandémie, d’énormes efforts ont été déployés dans ce sens. Je pense que nous nous en sommes éloignés jusqu’à un certain point et je pense que cette exigence sera permanente.

De façon générale, les employeurs en font-ils assez pour retenir leurs employés ?

Je pense que les employeurs ont tendance à être complaisants. Ils ont longtemps toléré un roulement d’employés élevé en sachant qu’il leur suffisait d’afficher un poste pour avoir beaucoup de postulants. Mais l’offre et la demande ne sont plus ce qu’elles étaient. Et je pense que ce problème durera encore longtemps.