Il était une fois une ado noire de 17 ans à Kenosha…

(New York) Le nom de Chrystul Kizer n’est pas aussi célèbre que ceux de George Floyd et Breonna Taylor.

Mais la mort de ces deux Noirs aux mains de policiers a interpellé les consciences. Et elle a aidé les supporteurs de la jeune Afro-Américaine à attirer l’attention d’une partie du public sur son sort et à récolter les 400 000 $ nécessaires à sa remise en liberté, en juin 2020, dans l’attente de son procès.

Deux ans plus tôt, Chrystul Kizer a été inculpée pour le meurtre d’un homme blanc de Kenosha, au Wisconsin, qui avait abusé d’elle à plusieurs reprises tout en la filmant, alors qu’elle avait 16 et 17 ans. Trois mois plus tôt, ce même homme, âgé de 34 ans, avait été arrêté par la police de Kenosha et relâché sans avoir à verser la moindre caution, et ce, malgré des accusations découlant de la découverte de pornographie juvénile dans son domicile.

Et voilà que l’acquittement récent de Kyle Rittenhouse, jeune Blanc qui a tué trois personnes dans cette même ville du Wisconsin en août 2020, offre ces jours-ci aux supporteurs de Chrystul Kizer, de même qu’aux médias, le prétexte de ramener à l’avant-scène l’histoire de cette jeune Noire aujourd’hui âgée de 20 ans.

Kami Chavis, professeure de droit et directrice du programme de justice pénale à la faculté de droit de l’Université Wake Forest, en Caroline du Nord, redoute ce rapprochement, mais elle le comprend.

« Chacun de ces cas doit être considéré en fonction de ses propres faits », a commenté cette ancienne procureure fédérale lors d’un entretien téléphonique.

Mais ces deux cas illustrent le rôle indéniable que la question raciale joue dans notre système de justice pénale et certaines disparités que celui-ci engendre.

Kami Chavis, professeure de droit à l’Université Wake Forest

Autre raison de s’intéresser au procès de Chrystul Kizer : celui-ci pourrait changer la jurisprudence américaine en matière de légitime défense.

La « défense affirmative »

Comme la plupart des États américains, le Wisconsin possède une loi qui permet aux victimes de trafic sexuel d’invoquer ce qu’on appelle une « défense affirmative ». En conséquence, si une victime de trafic sexuel peut prouver lors de son procès qu’elle a commis un crime parce qu’elle faisait l’objet d’un tel trafic, elle peut être acquittée ou négocier une peine moins sévère.

Or, la « défense affirmative » n’a jamais été acceptée dans le cadre d’un procès où la victime de trafic sexuel est accusée d’un crime violent, comme c’est le cas de Chrystul Kizer. Après un jugement favorable à cette dernière, la Cour suprême du Wisconsin examine maintenant l’appel des procureurs du comté de Kenosha, qui accusent la jeune femme d’avoir prémédité le meurtre de son agresseur, Randy Volar, pour lui voler sa BMW.

Née dans l’Indiana d’une mère adolescente et d’un père violent, Chrystul Kizer est passionnée par le violon à l’école. Cependant, à 15 ans, sa vie a été chamboulée : elle s’est retrouvée dans un refuge de l’Armée du salut de Milwaukee avec sa mère, son frère et sa sœur.

À 16 ans, cherchant un moyen de gagner de l’argent pour se payer des collations et des cahiers d’école, elle a rencontré Randy Volar après avoir placé une annonce sur Backpage.com, site géant de petites annonces fermé depuis pour son rôle dans la facilitation du trafic d’êtres humains dans un but de prostitution.

Interviewée par le Washington Post en 2019, Chrystul Kizer a déclaré qu’elle avait considéré pendant un temps Randy Volar comme un « ami ». Un ami qui lui donnait de l’argent pour magasiner, qui l’emmenait au restaurant et qui lui a même présenté sa mère. Mais, en plus de filmer ses ébats sexuels avec elle à son insu, Volar l’incitait à placer des annonces sur Backpage.com pour qu’elle ait des relations sexuelles tarifées avec d’autres hommes dans des chambres d’hôtel.

Pourquoi acceptait-elle ? « Parce qu’il était adulte, et que je ne l’étais pas », a-t-elle dit à la journaliste Jessica Contrera, du Post. « Alors j’écoutais. »

Arrêté, inculpé et libéré

Chrystul Kizer n’était qu’une des nombreuses enfants ou adolescentes noires dont Randy Volar abusait. Le 12 février 2018, à 1 h du matin, l’une d’entre elles a appelé la police depuis le domicile de Volar, annonçant qu’un homme l’avait droguée et menaçait de la tuer.

Après avoir obtenu un mandat de perquisition, la police a fouillé la maison de Volar et saisi des ordinateurs, des disques durs et des cartes mémoire, entre autres. Elle a découvert des centaines de vidéos montrant l’homme en train d’avoir des relations sexuelles avec de très jeunes filles, dont l’une semblait avoir 12 ans, selon un rapport de police.

Volar a été arrêté et inculpé de plusieurs crimes, dont séduction d’enfants et agression sexuelle contre une enfant. En le remettant en liberté sans caution, la police l’a informé qu’il serait convoqué au tribunal.

Il n’avait évidemment pas encore été convoqué, un soir de juin 2020, lorsque Chrystul Kizer s’est servie d’un pistolet qu’un ami lui avait donné pour loger deux balles dans la tête de Randy Volar, avant de mettre le feu à sa maison et de partir avec sa BMW. Elle a déclaré qu’elle avait refusé ce soir-là de se soumettre aux désirs sexuels de l’homme. Sa caution originale avait été fixée à 1 million de dollars.

Selon Kami Chavis, la professeure de droit de Wake Forest, le traitement de faveur accordé à Randy Volar découle de stéréotypes tenaces.

« Malheureusement, je pense que beaucoup de gens considèrent les victimes du trafic sexuel d’enfants comme des prostituées. Ce n’est pas le cas. Étant mineures, elles ne peuvent pas consentir à ces actes sexuels. Les gens ont également souvent tendance à croire que ces jeunes filles noires sont plus âgées qu’elles ne le sont en réalité. »

À propos du recours à la « défense affirmative » par Chrystul Kizer, Kami Chavis a précisé : « Même si nous devrions essayer de préserver le caractère sacré de la vie dans la plupart des circonstances, cette défense permet également de prendre en considération de nombreuses choses que nous n’avons pas prises en compte dans le passé. Elle essaie vraiment d’aider un juré à voir à travers l’œil spécial d’une victime de trafic sexuel. »

Reste à voir si la justice du Wisconsin se montrera aussi favorable à Chrystul Kizer qu’à Kyle Rittenhouse.