Un an après l’élection de Joe Biden, comment se portent les deux grands partis américains ? La Virginie offrira une réponse mardi à l’occasion d’une élection mettant en jeu le poste de gouverneur de l’État. Perçu comme un référendum sur le président démocrate, le scrutin mettra aussi à l’épreuve un thème devenu cher aux républicains, celui des écoles publiques et de la place réelle ou imaginée qu’y joue la théorie critique de la race, comme l’a constaté sur place Richard Hétu.

La bataille clivante des écoles publiques

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Parents et enfants opposés à la théorie critique de la race (CRT) écoutent l’hymne national avant la tenue d'une assemblée de la commission scolaire de Loudoun, le 12 octobre dernier.

DULLES, Virginie – Conservateur bon chic bon genre, Ian Prior n’oserait sans doute pas mentir dans un lieu de culte sur son rôle dans la bataille qui fait rage autour des écoles publiques de son comté.

« Ce n’est pas comme si j’appelais l’ancien président Trump pour lui demander ce qui doit être fait, ou autre chose du genre », lance cet ancien responsable du ministère de la Justice dans le hall d’entrée d’une église moderne du nord de la Virginie, où il vient de s’adresser à des parents.

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Opposants à la doctrine de la CRT (« Critical Race Theory » ou théorie critique de la race) lors d’une assemblée scolaire à Loudoun, en juin. Sur les pancartes : « Arrêter d’enseigner le racisme » ou « L’éducation n’est pas l’endoctrinement ».

Père de deux jeunes enfants, l’avocat blanc dans la quarantaine rejette donc les soupçons des démocrates : son combat contre l’influence de théories « radicales » dans l’enseignement n’est pas téléguidé par des dirigeants ou des stratèges républicains.

De quelles théories s’agit-il, au fait ? Principalement de la théorie critique de la race, qui conduit à « tout voir à travers le prisme du racisme systémique », selon Ian Prior.

Pour les enfants noirs, cela crée une mentalité de victime. Pour les enfants blancs, cela crée un sentiment de culpabilité. Pour les enfants mixtes, cela crée de la confusion. Et pour les enfants asiatiques, c’est l’oubli. Ils sont les grands perdants de cette théorie qui sape le système de méritocratie.

Ian Prior, avocat et dirigeant de l’organisation Fight for Schools, dans le comté de Loudoun

Mais il y a une chose que Ian Prior ne nie pas : son combat pourrait contribuer mardi à une victoire surprise de Glenn Youngkin, candidat républicain au poste de gouverneur de la Virginie, contre le démocrate Terry McAuliffe. Victoire qui serait perçue comme un camouflet à Joe Biden et un heureux présage pour les républicains à un an des élections de mi-mandat.

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Glenn Youngkin, candidat républicain au poste de gouverneur de la Virginie

« Le candidat le plus apte à prendre le pouls de l’électorat et à répondre à ses aspirations est celui qui obtiendra du succès », dit le militant, en rappelant que Terry McAuliffe a déclaré (maladroitement) lors d’un débat que les parents ne devraient pas se mêler du programme scolaire de leurs enfants.

Un « test national »

La théorie critique de la race, faut-il préciser, ne figure au programme d’aucune commission scolaire de la Virginie, selon les vérificateurs de faits.

Cependant, dans cet État comme dans plusieurs autres, ce concept issu du monde universitaire et souvent galvaudé est devenu la bête noire des conservateurs. Ces derniers croient reconnaître son influence dans les programmes de formation à la diversité offerts aux enseignants et dans les cours d’histoire, entre autres.

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Terry McAuliffe, candidat démocrate au poste de gouverneur de la Virginie

Selon Terry McAuliffe et d’autres démocrates, le racisme se profile derrière cette opposition.

Mais le concept ne dérange pas seulement les conservateurs. Il indispose aussi des électeurs modérés de la banlieue, dont bon nombre ont contribué à faire passer la Virginie du rouge républicain au bleu démocrate. Mardi, leur vote sera examiné de près d’un bout à l’autre des États-Unis.

Cette courseest vraiment le premier test national de la façon dont les questions entourant l’éducation peuvent influencer une campagne.

Jessica Taylor, analyste au Cook Political Report

« Si Youngkin gagne, ce sera grâce à ces questions » souligne Mme Taylor, qui vit dans le nord de la Virginie.

Chose certaine, personne ne pourra reprocher à ce financier multimillionnaire de ne pas avoir exploité ce thème à fond.

« Je reçois des textos, des courriels et des appels téléphoniques de parents de tout le pays, et ils ont besoin que nous les défendions », a déclaré Glenn Youngkin à des partisans réunis à Warrenton, autre localité du nord de la Virginie.

« Les parents de tout le pays ont besoin que nous disions que nous défendons nos enfants, car la même chose se produit dans leurs districts scolaires et leurs commissions scolaires, et ils ont besoin que nous leur donnions de l’espoir. »

« Une lueur d’espoir »

Julie Perry, professeure d’histoire dans une école publique du nord de la Virginie, utilise le même mot – espoir – en parlant de l’importance du scrutin du 2 novembre.

« Le pays entier regarde la Virginie. La Virginie peut devenir une lueur d’espoir », dit-elle après avoir pris part à une assemblée publique sur l’éducation dans le comté de Loudoun.

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Partisans républicains réunis par le groupe Catholic Vote and Fight for Schools, le 2 octobre, en réaction aux propos du démocrate Terry McAuliffe, selon qui « les parents ne devraient pas dicter aux écoles ce qui est enseigné à leurs enfants ».

Âgée de 35 ans, Julie Perry briguera mardi un siège à la Chambre des délégués, une des deux assemblées du Parlement de Virginie, où les démocrates sont devenus majoritaires il y a deux ans.

« Plusieurs élèves savent que je suis républicaine parce que je n’essaie pas de les endoctriner, dit-elle. Cela ne devrait pas être le cas. Ils ne devraient pas connaître mes opinions politiques ou celles des autres professeurs. »

Mais Julie Perry sent aujourd’hui le besoin de dénoncer cet « endoctrinement » qui oblige selon elle les enseignants à dire à un groupe « hé, regarde tes privilèges » et à un autre, « tu es une victime ».

Je me présente pour les enfants et aussi pour les enseignants qui ont peur de parler et de subir des représailles.

Julie Perry, candidate républicaine à la Chambre des délégués de la Virginie

Et elle se bat pour Tanner Cross. Cet enseignant du comté de Loudoun a été placé en congé administratif le printemps dernier après s’être prononcé publiquement contre une règle proposée par la commission scolaire locale. Cette règle visait à obliger les professeurs à appeler les élèves transgenres par leurs noms et pronoms préférés.

« Je ne peux pas vous dire combien de coups de fil j’ai reçus après cet incident », commente Ian Prior, directeur de Fight for Schools, qui mène une lutte sans merci pour déloger les membres de la commission scolaire du comté de Loudoun. « Des gens qui nous envoyaient des courriels et qui n’étaient pas vraiment impliqués avec nous auparavant étaient furieux. Certains disaient : “Je ne suis pas nécessairement d’accord avec ce qu’il dit, mais je suis d’accord avec son droit de le dire.” Et cela a conduit un tout nouveau groupe de personnes à rejoindre notre mouvement. »

Des démocrates entre peur et lassitude

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Terry McAuliffe, candidat démocrate au poste de gouverneur de la Virginie, lors d’un rassemblement partisan, la semaine dernière

FALLS CHURCH, Virginie – Installée devant deux écrans d’ordinateur, Stair Calhoun veille au bon déroulement du « Friday Power Lunch », une rencontre virtuelle à laquelle sont conviées chaque vendredi les militantes d’un des plus importants groupes progressistes du nord de la Virginie.

Lorsque David Toscano apparaît à l’un des écrans, elle glisse à l’intention du journaliste qui se tient à ses côtés : « C’est l’ancien chef de la minorité à la Chambre des délégués de la Virginie. »

Le message de David Toscano aux militantes se veut un avertissement.

« Si vous pensez avoir fait votre devoir en votant pour Joe Biden l’année dernière, vous vous trompez lourdement, dit-il. Car les insurgés de Donald Trump sont toujours actifs. Et ils salivent à l’idée de ravir la Virginie aux démocrates. »

Après la rencontre virtuelle, Stair Calhoun assure que son groupe, Network NoVA, est prêt à tout pour empêcher l’ancien président et ses alliés de revendiquer un succès dans un État où les démocrates sont en ascension depuis 2008.

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Des partisans démocrates réunis la semaine dernière en Virginie

Mais elle n’est pas certaine que tous les électeurs démocrates partagent cette motivation.

« Je vis dans ma bulle. De mon point de vue, l’engagement est en hausse. Mais je suis consciente que ce n’est pas le cas pour tout le monde », dit-elle.

Le spectre de Trump

Rosalyn Gibson peut en témoigner.

« Je constate autour de moi une certaine fatigue électorale », dit cette psychologue de 56 ans avant le début d’un rassemblement de Terry McAuliffe, candidat démocrate au poste de gouverneur de la Virginie, à Henrico, près de Richmond.

La Virginie tient des élections chaque année, et ça devient lassant. Mais je dis aux gens que nous n’avons pas le luxe de nous abstenir. Car si Glenn Youngkin gagne, la Virginie empruntera la voie de la Géorgie et du Texas, et nous subirons un recul en matière de droits de vote, d’avortement et plus encore.

Rosalyn Gibson, militante démocrate

Terry McAuliffe, lui, tente de mobiliser les démocrates en agitant le spectre de Donald Trump. Gouverneur de la Virginie de 2014 à 2018, cet ancien argentier des campagnes de Bill Clinton associe constamment le nom de son adversaire républicain à celui de l’ancien président.

« Glenn Youngkin a passé toute cette campagne à promouvoir les folles théories du complot de Donald Trump sur l’élection de 2020 », dira-t-il à ses partisans réunis à Henrico. « Laissez-moi être clair, il n’y a aucun mystère pour moi sur cette question : Joe Biden a gagné l’élection présidentielle de 2020.

« Mais qu’a dit Glenn Youngkin pendant les huit derniers mois ? Il a dit que la question la plus importante pour la Virginie, avant les emplois, l’éducation et les soins de santé, était l’intégrité des élections. C’est la théorie du complot de Donald Trump. »

Une arme à double tranchant

Ce soir-là, Jill Biden est montée sur scène pour donner un coup de main à Terry McAuliffe. D’autres grosses pointures démocrates ont suivi ou devraient suivre jusqu’à la veille de l’élection, dont Joe Biden, Barack Obama et Stacey Abrams.

  • Barack Obama accordant son appui à Terry McAuliffe, le 23 octobre à Richmond

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    Barack Obama accordant son appui à Terry McAuliffe, le 23 octobre à Richmond

  • Deux jours plus tôt, c’est la vice-présidente Kamala Harris qui est venue prêter main-forte au candidat démocrate

    PHOTO MANDEL NGAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Deux jours plus tôt, c’est la vice-présidente Kamala Harris qui est venue prêter main-forte au candidat démocrate

  • La première dame des États-Unis, Jill Biden, le 15 octobre dernier

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    La première dame des États-Unis, Jill Biden, le 15 octobre dernier

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Mais la présence du président démocrate est une arme à double tranchant en Virginie. À moins de deux semaines du scrutin, un sondage créditait ce dernier de seulement 41 % d’opinions favorables dans cet État où il a battu Donald Trump par 10 points de pourcentage en 2020.

Le blocage à Washington des réformes voulues par Joe Biden n’était sans doute pas étranger à sa baisse de popularité. Mais il n’était pas acquis que l’adoption de la plus ambitieuse de ces réformes, qui vise notamment à élargir le filet de sécurité sociale, allait aider le président auprès des électeurs modérés de la banlieue.

« Je le vois quand je fais du porte-à-porte », dit Stair Calhoun, du groupe Network NoVA. « Les gens disent : “Je n’aime pas ce que fait Biden, je ne voterai pas pour les démocrates.” »

« J’entends aussi souvent les gens dire : “Ils veulent dépenser trop de mon argent.” Les gens s’accrochent à certaines idées comme celle-là. »

Pendant ce temps, au New Jersey…

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Barack Obama et le gouverneur sortant du New Jersey, 
Phil Murphy, samedi dernier

La Virginie ne sera pas le seul État mardi à tenir une élection pour le poste de gouverneur. Le New Jersey fera de même. Le gouverneur démocrate du Garden State, Phil Murphy, tentera de décrocher un deuxième mandat face au républicain Jack Ciattarelli, un élu de l’Assemblée générale de l’État du Nord-Est. Il devance son adversaire par au moins six points de pourcentage dans les plus récents sondages. Si le gouverneur Murphy et le candidat démocrate au poste de gouverneur de Virginie, Terry McAuliffe, remportent leur élection respective, ils réaliseront un exploit rare. Pour la sixième fois depuis 1977, le New Jersey et la Virginie tiendront le même jour des élections pour le poste de gouverneur alors qu’un seul parti contrôle la Maison-Blanche et les deux chambres du Congrès. Or, jamais au cours de cette période, les deux candidats du parti dominant à Washington n’ont-ils réussi à sortir gagnants des élections pour le poste de gouverneur du New Jersey et de Virginie. À quatre reprises, c’est plutôt le contraire qui s’est produit, la victoire allant aux candidats du parti de l’opposition dans la capitale fédérale. C’est notamment arrivé en 2009 lorsque les républicains Chris Christie et Bob McDonnell ont triomphé, respectivement au New Jersey et en Virginie. Un an plus tard, les républicains allaient devenir majoritaires à la Chambre des représentants en prenant 63 sièges aux alliés démocrates de Barack Obama.