À l’adolescence, Joe Biden a vu deux hommes s’embrasser dans la rue. Interloqué, il s’est tourné vers son père : « Joey, c’est simple. Ils s’aiment », lui a expliqué son paternel.

Le candidat démocrate a raconté cette histoire, jeudi dernier, durant une assemblée citoyenne diffusée au réseau ABC. Ce n’était pas la première fois. Il utilise cette anecdote – malgré le scepticisme qu’elle suscite chez certains – pour illustrer les valeurs transmises par sa famille et son ouverture aux autres.

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« Si l’élection avait lieu aujourd’hui, Biden la remporterait. Mais Trump profite encore de deux semaines pour renverser la vapeur », écrit notre chroniqueur Philippe Cantin.

Au-delà de ce plongeon dans ses souvenirs, propre à un politicien expérimenté, le ton calme et empathique de Biden durant ces 90 minutes où il a répondu aux questions d’électeurs a offert un contraste saisissant avec celui de Donald Trump qui, à coups d’insultes et d’accusations, pousse le volume toujours plus haut.

Les États-Unis, et le monde entier, ont besoin d’un changement de ton en provenance de Washington. Biden l’a compris. Et même si sa campagne sort les gants de boxe dans ses publicités télévisées, le candidat lui-même demeure calme face à la tornade d’invectives dont son parti et lui sont la cible.

En écoutant Biden s’exprimer avec sérénité durant cette rencontre avec les électeurs, j’ai repensé aux célèbres « causeries au coin du feu » de Franklin Delano Roosevelt. En 1933, au huitième jour de sa présidence, FDR a amorcé une série d’allocutions radiophoniques afin de réconforter ses concitoyens terrassés par la crise économique. Sa voix chaude et rassurante, combinée à des politiques audacieuses de relance, leur a redonné espoir.

Roosevelt était reconnu comme un maître de la politique, un atout n’ayant jamais été associé à Biden. Rappelons-nous : on s’est moqué du Parti démocrate, incapable de trouver une tête d’affiche plus convaincante. On a répété à quel point il est un candidat imparfait. On a douté de sa capacité à tenir le coup devant le rouleau compresseur Trump. On s’est méfié de sa capacité à unir son parti, tiraillé entre les courants de centre et de gauche. On s’est demandé si, sous son leadership, les démocrates rempliraient leur caisse électorale. On a mis en cause ses capacités physiques – parfois même intellectuelles – à résister aux rebondissements d’une longue campagne.

Jusqu’à maintenant, Biden fait taire ces incertitudes. Les sondages le placent en tête dans des États-clés. Son premier débat contre Trump s’est soldé à son avantage. Personne au sein de son parti ne conteste sa stratégie de campagne (Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez font profil bas). L’argent rentre à grands flots, finançant ainsi une opération publicitaire d’une force inouïe. Et il semble en bonne forme malgré ses 77 ans.

Pas mal, pas mal du tout, pour un politicien « ordinaire ».

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Si l’élection avait lieu aujourd’hui, Biden la remporterait. Mais Trump profite encore de deux semaines pour renverser la vapeur.

À première vue, le défi est colossal, d’autant plus que le désarroi est évident chez les républicains : des élus prennent leurs distances de Trump, déchaîné comme jamais dans ses interventions publiques.

Cette élection n’est cependant pas jouée, même si des millions d’Américains ont déjà voté. Biden fera face à un test d’envergure au débat de jeudi, dernière occasion pour Trump de le torpiller devant un auditoire national.

Quelle attitude le candidat démocrate adoptera-t-il quand le président voudra faire du passé de son fils Hunter Biden l’enjeu déterminant de cette dernière ligne droite ?

Cette « affaire ukrainienne », dévoilée par le New York Post – pourtant pas reconnu pour ses enquêtes journalistiques – et nourrie par un proche conseiller de Trump (Rudolph Giuliani), semble cousue de fil blanc. Mais elle permet au président d’attaquer sans relâche. Or, quand on touche à ses enfants, Biden devient avec raison très émotif.

Dans le premier duel les opposant, Biden a retourné la situation à son avantage lorsque Trump a évoqué Hunter. Gardera-t-il la même maîtrise cette fois-ci ? Et, plus important encore, les Américains seront-ils secoués par cette histoire ?

On peut aussi penser que le clan Trump voudra ébranler les démocrates avec de nouvelles accusations sans fondement. À l’approche du scrutin, Biden devra éviter ce piège et répéter son message des dernières semaines.

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Trump tire à boulets rouges sur tout ce qui bouge. Il traite de « criminelle » la famille de Biden. Et dans une autre inquiétante démonstration antidémocratique, il laisse ses partisans scander « Enfermez-les » à propos de ses rivaux et en ajoute lui-même une couche.

On peut banaliser les propos de Trump, les associer à de l’esbroufe de campagne. Pas d’accord. Cet homme n’est pas un modéré, comme on l’a vu dans plusieurs dossiers : immigration, enjeux environnementaux, relations avec les alliés traditionnels des États-Unis – dont le Canada –, liens avec Vladimir Poutine…

Tout cela fait craindre pour la suite des choses s’il est réélu. Avec un ministre de la Justice à sa solde, qui sait si le gouvernement américain n’accusera pas Hillary Clinton, Barack Obama et Joe Biden de quelconques infractions criminelles dans un deuxième mandat ? Si les États-Unis sont aujourd’hui divisés, imaginons les bouleversements si une telle décision était prise. Trump a déjà évoqué cette idée, reprochant même à son ministre de ne pas avoir agi. Avec lui, le pire est possible. Son admiration pour les dirigeants autoritaires de la planète n’est pas feinte.

Voilà pourquoi l’élection du 3 novembre est la plus importante aux États-Unis depuis celle de 1932. Jusque-là, Trump poussera le volume encore plus haut. Cette stratégie malsaine se retournera peut-être de manière décisive contre lui. Parfois, à force d’entendre hurler, les gens se bouchent les oreilles.

En cas de victoire, Biden adoucira le ton à la Maison-Blanche, à l’image de Roosevelt en 1933. Mais pour réinstaurer la sérénité, il doit d’abord vaincre ce tumulte.