(Louisville) Alors qu’il n’était qu’un jeune garçon, Jan Waddell s’est vu confier par sa mère la tâche de protéger sa sœur d’un enfant qui la harcelait sur le chemin de l’école.

Craignant que les choses ne tournent mal, il a demandé l’aide d’un cousin adepte de boxe qui l’a sommé de prendre son courage à deux mains et de tenir tête.

« Il m’a dit que je devais apprendre à me tenir debout », relate le résidant de Louisville.

Des années plus tard, le même cousin, devenu un certain Muhammad Ali, l’a croisé dans une fête familiale et lui a suggéré, en le voyant élégamment vêtu, de devenir avocat.

CAPTURE D’ÉCRAN

Jan Waddell était l’un des porteurs du cercueil de Muhammad Ali lors de ses funérailles, en 2016.

« Je lui ai dit que j’étais d’accord s’il me payait les droits de scolarité. Et c’est ce qu’il a fait », indique en entrevue avec La Presse M. Waddell, qui figurait parmi les porteurs du cercueil du célèbre boxeur à sa mort en 2016.

Il s’est inspiré par la suite des engagements de l’athlète en matière de défense des droits civiques pour mener une longue carrière d’avocat criminaliste durant laquelle il a souvent croisé le fer avec les forces de l’ordre.

« L’effet durable de l’esclavage »

La mort de Breonna Taylor, qui a été abattue de six balles en mars dernier à l’issue d’une perquisition bâclée dans son appartement, s’inscrit dans une liste de drames qui mettent en lumière, selon lui, des problèmes systémiques de racisme et de pauvreté difficiles à renverser.

« Beaucoup de gens ne réalisent pas l’effet durable de l’esclavage dans la société américaine moderne », dit l’homme de 70 ans, qui avait une « peur viscérale » des forces de l’ordre alors qu’il était enfant dans les années 1950 et 1960.

Les policiers noirs étaient très rares à l’époque et ils demeurent sous-représentés aujourd’hui par rapport au poids démographique de la communauté noire.

L’un d’eux, devenu par la suite un militant de renom, s’était mis dans l’embarras en dénonçant haut et fort le fait que le Ku Klux Klan cherchait à recruter au sein du service de police de Louisville, relate M. Waddell.

L’avocat se souvient par ailleurs qu’il existait une loi permettant aux policiers d’utiliser une force létale contre un suspect en fuite s’ils avaient la conviction qu’un crime avait été commis, une pratique ultimement invalidée par les tribunaux.

« Je vous laisse deviner s’il y a plus de Noirs que de Blancs qui se sont fait tirer dessus avec cette loi », dit l’avocat, qui reproche au président américain Donald Trump de jouer aujourd’hui sur les peurs de la communauté blanche pour tenter de consolider son emprise sur le pouvoir.

« Il a découvert qu’il y avait assez de racistes dans le pays pour l’élire président et il avait raison », déplore l’avocat, qui s’indigne du fait que le chef d’État s’efforce, pour consolider son pouvoir, de dépeindre aujourd’hui les manifestants contre la violence policière comme des criminels en puissance.

« Ses partisans pensent que des gens qui ont été opprimés pendant 400 ans ne devraient pas pouvoir sortir la tête de l’eau », relève M. Waddell, qui s’attendait à ce que l’enquête sur la mort de Breonna Taylor mène à des accusations limitées en raison des lois sur la légitime défense au Kentucky.

PHOTO TIMOTHY D. EASLEY, ASSOCIATED PRESS

Daniel Cameron, procureur général de l’État du Kentucky

Le procureur général de l’État, Daniel Cameron, a indiqué mercredi que seul un des trois policiers ayant ouvert le feu serait mis en accusation, non pas pour avoir abattu la jeune Afro-Américaine de 26 ans, mais plutôt pour avoir tiré sans discernement en menaçant les occupants d’un appartement voisin. Les autres agents auraient agi par légitime défense.

Dans leur demande pour obtenir un mandat de perquisition, les policiers ont cherché à lier la jeune femme à un trafic de stupéfiants orchestré par un ex-conjoint, mais n’ont finalement rien trouvé d’incriminant dans l’appartement.

L’ex-conjoint en question a indiqué aux médias locaux que les forces de l’ordre avaient cherché par la suite à lui faire accepter une entente dans laquelle il incriminait Mme Taylor, ce qu’il a refusé de faire.

Traités comme des citoyens de seconde zone

Keturah Herron, militante de Louisville rattachée à l’American Civil Liberties Union (ACLU), relève que l’épisode a exacerbé la colère de la communauté noire en rappelant que les policiers « peuvent fabriquer leur propre version » de ce qui s’est passé.

La mort de Breonna Taylor, une femme sans antécédents criminels qui œuvrait en première ligne en temps de pandémie, a frappé les esprits et entraîné une mobilisation à l’échelle du pays.

PHOTO MARC THIBODEAU, LA PRESSE

Keturah Herron

Mais l’histoire va maintenant au-delà de ce qui lui est arrivé. Elle porte sur les injustices et les inégalités que la communauté noire de Louisville endure depuis des décennies.

Keturah Herron, de l’ACLU du Kentucky

« Cette ville a toujours placé les gens noirs en quarantaine » et le West End où nombre d’entre eux résident est depuis longtemps considéré comme un territoire à éviter, déplore-t-elle.

« On dit aux gens qu’il ne faut pas aller au-delà de la 9e Rue », souligne la militante, qui a donné rendez-vous à La Presse à quelques rues de là, devant une murale montrant le visage de Breonna Taylor et d’autres victimes alléguées de violence policière.

La zone, où l’on croise des centaines de petites maisons décrépites et des immeubles industriels à l’abandon, est pratiquement dépourvue de supermarchés. Les écoles sont mal en point et les emplois presque inexistants, relève Mme Herron, qui reproche à la police de traiter les résidants locaux comme des citoyens de seconde zone.

Le constat est partagé par Joseph Flipper, un professeur d’université à l’Université Bellarmine, de Louisville, qui voit le cas de Breonna Taylor comme une illustration du « deux poids, deux mesures » qui règne dans la ville en matière de sécurité.

« Je suis certain que ce qui est arrivé à son appartement avec la police ne serait jamais arrivé dans le secteur où habite le maire. Certaines personnes sont plus vulnérables parce qu’on ne leur reconnaît pas les mêmes droits qu’autres », souligne M. Flipper.

Lui aussi dit avoir reçu les mises en garde sur la nécessité de ne pas passer la 9e Rue lorsqu’il s’est établi à Louisville. « Ça fait partie de l’imaginaire de la population », déplore-t-il.

Appels au définancement de la police

Keturah Herron pense que le mouvement en faveur du définancement de la police constitue une avenue intéressante pour faire évoluer les choses même s’il est souvent caricaturé.

Les élus, dit-elle, ont investi des ressources considérables pour augmenter la force de frappe de la police, négligeant au passage des investissements dans la communauté susceptibles de contrer les problèmes structuraux existants.

Jan Waddell pense que les appels à « définancer la police » sont mal avisés, car ils sont faciles à caricaturer et amplifiés par le camp républicain pour tenter de décrédibiliser les demandes de réforme légitimes au cœur du mouvement Black Lives Matter.

Bien qu’il appuie les manifestations entourant le cas de Breonna Taylor, l’avocat pense que la réponse à la question de la violence policière ne peut se trouver à long terme que devant les tribunaux.

Un peu partout au pays, dit-il, des avocats mènent bataille pour contrer les pratiques abusives des forces de l’ordre et assurer la défense des droits civiques des minorités.

La réforme de la police va se faire, que Trump soit réélu ou non […] Il faut continuer à progresser morceau par morceau, ville par ville, État par État. Ce n’est pas quelque chose qui peut arriver en une nuit.

Jan Waddell, avocat

Keturah Herron pense que la solution passe aussi par les urnes, tant au niveau local que national.

« Il faut voir comment se comportent nos dirigeants. Si leurs valeurs les amènent à ne privilégier que quelques personnes plutôt que l’ensemble des gens, c’est à la communauté de s’assurer que les votes vont ailleurs », conclut-elle.