Il a reçu des menaces de mort. Il a été suivi par un détective privé. Il a fait l'objet d'un dossier de 400 pages. Et il risque aujourd'hui d'être poursuivi par le même avocat qui a coulé le site d'information Gawker. Voilà à quoi s'expose un journaliste qui s'intéresse un peu trop à Roger Ailes, ancien grand manitou de Fox News.

Mais Gabriel Sherman ne regrette rien. Son livre sur Ailes, intitulé The Loudest Voice in the Room, a connu un succès en librairie et a vraisemblablement contribué à la démission récente d'Ailes, accusé de harcèlement sexuel par une vingtaine d'employées actuelles ou anciennes de la chaîne d'information conservatrice.

Dans son ouvrage publié en 2014, Sherman consacre quelques pages seulement à ce genre d'allégations, citant les témoignages de deux femmes qui ont accepté de révéler leur identité. L'une d'elles, Randi Harrison, a rappelé la proposition que lui a faite Ailes en négociant son salaire de jeune productrice: «Si tu acceptes d'avoir des rapports sexuels avec moi quand je le veux, je peux ajouter quelques centaines de dollars supplémentaires par semaine.»

«Le fait que ces deux femmes aient raconté leur histoire publiquement a probablement encouragé Gretchen Carlson et ses avocats à intenter leur poursuite contre Ailes», a déclaré Gabriel Sherman lors d'une rencontre à l'Université Columbia la semaine dernière. «Ce n'était pas un cas isolé.»

20 millions et des excuses

Le 6 septembre, Carlson, ancienne présentatrice-vedette de Fox News, a reçu 20 millions de dollars et des excuses de la maison mère de la chaîne, 21st Century Fox, en vertu d'un accord à l'amiable. Deux mois seulement se sont écoulés entre le dépôt de sa poursuite et son règlement. Dans cet intervalle, une vingtaine d'employées de Fox News, dont une autre présentatrice-vedette, Megyn Kelly, ont dénoncé leur patron aux avocats chargés d'enquêter sur le climat de travail au siège de Fox News. Ailes a démissionné de son poste peu après la dénonciation de Kelly, révélée par Gabriel Sherman dans le magazine New York.

Et pourquoi le groupe 21st Century Fox a-t-il versé à Carlson une somme aussi importante?

«Carlson a retourné contre Ailes la culture de surveillance qu'il avait implantée à Fox News pour maintenir son contrôle.» - Gabriel Sherman, journaliste

À partir de 2014, l'ex-présentatrice de 50 ans a utilisé son iPhone pour enregistrer en catimini ses rencontres avec son patron âgé aujourd'hui de 76 ans. Lors d'une de ces rencontres, Ailes lui a dit, selon les informations de Sherman: «Je pense que nous aurions dû avoir des relations sexuelles il y a longtemps, et tu serais bonne et meilleure, et je serais bon et meilleur. Parfois, les problèmes se règlent plus facilement de cette façon.»

Ailes n'a pas quitté Fox News les mains vides. Niant les accusations de harcèlement sexuel formulées contre lui, il a reçu 40 millions de dollars à son départ. La somme témoigne de la valeur de l'homme aux yeux de Rupert Murdoch, patron de 21st Century Fox. À la tête de Fox News, Ailes a généré 20% des bénéfices de la maison mère, soit 1 milliard de dollars par année. Il y est parvenu en exploitant les sujets de dissension (wedge issues) de la politique américaine - race, religion et classe. Ce faisant, il a assuré à la chaîne un auditoire quotidien de plus de 2 millions de téléspectateurs aux heures de grande écoute, soit souvent plus que ses deux principales rivales, CNN et MSNBC, combinées.

Gretchen Carlson

Une culture «digne du manoir Playboy»

Mais Fox News n'était pas seulement une machine à imprimer de l'argent sous la gouverne d'Ailes, ancien faiseur d'image auprès de Richard Nixon, Ronald Reagan et George Bush père. La chaîne a également contribué à promouvoir plusieurs causes chères à la droite américaine, dont la guerre en Irak, le mouvement du Tea Party et l'ascension de Donald Trump.

«Le style politique qui caractérise Trump - l'enflure, le divertissement et le lien ténu avec la vérité -, ce style est vraiment partie intégrante de Fox News depuis le moment où Ailes a fondé la chaîne en 1996.» - Gabriel Sherman

Au cours de ses 20 années à la tête de Fox News, Ailes a notamment misé sur sa valeur financière pour créer autour de lui une culture «digne du manoir Playboy», pour employer une image utilisée par une ex-animatrice de la chaîne, Andrea Tantaros. Dans ses reportages pour le magazine New York, Gabriel Sherman a ainsi fait état d'histoires de harcèlement sexuel qui ont été camouflées après le versement de sommes atteignant jusqu'à 3 millions de dollars à des employées de Fox News.

«Ailes avait un tel pouvoir au sein de l'empire Murdoch que l'avocate principale de Fox News n'osait pas sonner l'alarme lorsqu'elle signait ces indemnités de départ», dit Sherman.

Et Roger Ailes n'a pas dit son dernier mot. Depuis son départ de Fox News, il conseille son vieil ami Donald Trump en vue des débats présidentiels. Et il veut toujours la peau de Gabriel Sherman, au sens figuré.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE GABRIEL SHERMAN

Le journaliste Gabriel Sherman, auteur du livre sur Roger Ailes intitulé The Loudest Voice in the Room