La Turquie aurait préféré se tenir à l'écart de la crise provoquée par l'offensive du groupe État islamique (EI) en Irak et en Syrie. Elle n'y échappera pas. Depuis deux jours, la colère kurde explose dans les rues du pays, accusé de fermer les yeux sur le massacre annoncé de Kobané, et même de souhaiter la victoire de l'EI sur les milices kurdes qui défendent la ville syrienne assiégée. Explications.

Kobané en sursis

«À elles seules, des frappes aériennes ne sauveront pas la ville de Kobané», a prévenu mercredi le porte-parole du Pentagone, John Kirby. Pour vaincre, il faudrait l'appui de troupes au sol «compétentes et efficaces», ce qui n'existe pas, pour le moment, en Syrie. Cela dit, les frappes américaines avaient tout de même permis hier soir de repousser les combattants de l'EI aux limites de Kobané. Quelques heures plus tôt, les islamistes avaient réussi à s'emparer du tiers de la ville, après d'intenses combats de rue. Mais rien n'est gagné. Faute de renforts, les forces kurdes qui défendent la ville tant bien que mal prédisent un bain de sang.

L'inaction de la Turquie

La Turquie a stationné des chars d'assaut le long de sa frontière, juste en face de Kobané. Mais jusqu'ici, elle n'est pas intervenue. «Il n'est pas réaliste de s'attendre à ce que la Turquie mène, seule, une opération terrestre» en Syrie, a déclaré le ministre des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu. Avant de s'impliquer, Ankara exige que la coalition menée par les États-Unis cible non seulement les militants de l'EI, mais aussi le régime de Bachar al-Assad. Ce que les alliés refusent de faire pour le moment.



La colère kurde

Cocktails Molotov, canons à eau et gaz lacrymogènes: la rue s'échauffe en Turquie. Depuis mercredi, des milliers de Kurdes ont manifesté leur colère face à l'inaction des autorités turques, parfois avec violence: jusqu'ici, les affrontements ont fait au moins 24 morts. La Turquie a imposé un couvre-feu dans une trentaine de villes, un geste qui rappelle les jours sombres de la guérilla kurde, qui a fait 40 000 morts depuis trois décennies. Alors que la situation dégénère, le fragile processus de paix semble menacé.

Apathie volontaire?

«Les Kurdes estiment que la Turquie n'en fait pas assez pour venir au secours de Kobané», dit Olivier Schmitt, du Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal (CERIUM). Ils sont furieux de se voir empêchés de traverser la frontière pour se battre aux côtés de leurs frères kurdes de Syrie. Pire, ils sont nombreux à croire que la Turquie se réjouirait carrément d'assister à la chute de Kobané, ce qui anéantirait le rêve kurde de voir naître un Kurdistan autonome en territoire syrien.



PHOTO ADEM ALTAN, AFP

Des manifestants ont affronté les policiers turcs, hier, à Ankara.

L'hésitation turque

La Turquie hésite surtout à s'impliquer parce qu'elle craint d'armer les Kurdes de Syrie, proches alliés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), que la Turquie considère toujours comme une organisation terroriste. «Il y a 15 millions de Kurdes turcs et 25 000 membres de l'EI. Donc, la Turquie a tendance à voir le PKK comme une menace plus immédiate que l'EI», explique M. Schmitt. Mais l'inaction n'est pas exempte de risques pour Ankara. Du fond de sa prison turque, le leader du PKK, Abdullah Öcalan, a prévenu que si Kobané tombait aux mains de l'EI, le cessez-le-feu conclu en 2013 ne tiendrait plus.

La colère fait tache d'huile

Un peu partout dans le monde, la diaspora kurde manifeste son soutien à la ville assiégée de Kobané. De Londres à New York, en passant par Paris et Vienne, des citoyens d'origine kurde sont descendus dans les rues au cours des derniers jours. Dans la ville allemande de Hambourg, où habitent 30 000 Kurdes, les choses ont tourné au vinaigre quand des extrémistes pro-EI, armés de couteaux et de machettes, se sont mêlés aux manifestants kurdes. Les violences ont fait 14 blessés, dont quatre graves.

PHOTO GEERT VANDEN WIJNGAERT, AP

Le mouvement s'est étendu à d'autres capitales, comme ici à Bruxelles.