Après le printemps arabe, faut-il craindre l'hiver des barbus? L'historien Jean-Pierre Filiu, auteur de La révolution arabe (Fayard) et professeur à Sciences Po (Paris), fait le point sur la percée des islamistes en Tunisie et en Égypte.

Q Les islamistes ne sont pas les principaux artisans des révolutions arabes, mais ils semblent en être les grands gagnants. Comment interprétez-vous leur montée en Tunisie et en Égypte?

R Les islamistes ont été absents de la révolution tunisienne et ils n'ont joué qu'un rôle d'appoint dans le soulèvement égyptien. La majorité relative qu'ils ont recueillie (36% pour Ennahda à la constituante tunisienne, 40% pour les Frères musulmans aux législatives égyptiennes) amalgame trois genres de vote contradictoires: un vote proprement islamiste, sans doute minoritaire; un vote révolutionnaire, de rupture avec le système antérieur, avec prime à des partis qui ont beaucoup souffert de la répression; et un vote d'ordre, de restauration des valeurs et de la sécurité. Les islamistes savent qu'ils ne disposent que d'un «état de grâce», par définition fugace, et ils veulent conforter leur avantage dans la durée. Mais ils travaillent désormais sur une scène politique ouverte, où les autres partis seront des partenaires ou des opposants exigeants.

Q En Égypte, les salafistes, qui ne croient pourtant pas à la démocratie, ont fait une percée importante. Quel impact risquent-ils d'avoir? Après le printemps arabe, faut-il craindre l'hiver des barbus?

R La percée des salafistes, avec un quart des votes, est la vraie surprise du scrutin égyptien. Cette mouvance rejetait en effet jusqu'à récemment toute forme d'action politique, et les autorités de transition auraient sans doute dû être plus exigeantes lors du processus de légalisation de ces partis. Mais on voit bien que les Frères musulmans refusent de s'allier aux salafistes, entrés partout en opposition avec les islamistes qui aspirent à la gestion gouvernementale. De manière générale, il faut se garder des métaphores de «saisons». Nous ne sommes qu'au début d'une révolution arabe de longue durée, au cours de laquelle les positions des acteurs changeront parfois de manière brutale.



Q L'islamisme politique, tel que le conçoivent les Frères musulmans, est-il soluble dans la démocratie? Peut-il être compatible avec les idéaux des révolutionnaires arabes qui veulent que le politique et le religieux demeurent séparés?

R Le courant de type Frères musulmans a accepté le principe du pluralisme politique et de la voie électorale depuis plus d'une génération. Cette acceptation des règles du jeu démocratique n'est pas circonstancielle. Rappelons-nous que, en France, la formation antisystème qu'était le Parti communiste n'a renoncé à la «dictature du prolétariat» qu'en 1977, soit un demi-siècle après sa participation aux premières élections «bourgeoises». Cela n'a pas empêché d'agiter l'épouvantail du «péril rouge» comme on agite aujourd'hui celui du «péril vert». Quant à la confusion entre le politique et le religieux, elle a été systématiquement le fait des dictateurs arabes qui voulaient ainsi asseoir leur pouvoir absolu.

Q En Tunisie, le parti Ennahda, arrivé en tête des suffrages, est présenté comme un parti «islamiste modéré». Certains répliquent que l'islamisme modéré est une fiction. Qu'en pensez-vous?

R En tant qu'historien, je me garde des concepts de «modéré» et de «radical», dont je mesure le caractère fluctuant et relatif. Je crois surtout que la révolution arabe, en cours à des degrés divers dans toute la région, est un formidable mouvement d'émancipation populaire qui impose ses règles à tous les acteurs, y compris aux islamistes. J'ai vécu en Jordanie, en 1989, la victoire électorale des Frères musulmans... qui ont perdu le scrutin suivant, du fait d'une performance gouvernementale pour le moins discutable. Là encore, il faut retrouver le sens du temps et de la durée plutôt que de poser telle ou telle fatalité.

Q En Égypte, on a vu récemment des salafistes mettre sur pied une police autoproclamée de la vertu. L'arrivée au pouvoir de ces islamistes fondamentalistes fait-elle craindre des reculs pour les femmes? Et quel impact la montée islamiste pourrait-elle avoir sur les chrétiens d'Égypte?

R Si l'on prend le cas égyptien, ce sont les forces de l'ordre qui ont tué une vingtaine de protestataires coptes, le 9 octobre 2011. C'est aussi l'armée qui a imposé des tests de virginité aux manifestantes et qui s'est comportée avec une telle brutalité qu'elle a dû présenter ses «excuses aux femmes d'Égypte». Il ne faut jamais oublier que la violence, y compris contre les femmes et les minorités, vient d'abord des régimes en place. Cela dit, la volonté de comités autoproclamés d'imposer par la force leur vision de la morale et de la société est intolérable. La révolution arabe est porteuse de l'exigence d'un État légitime et d'un ordre juste. Et je me permets d'insister: cette révolution ne fait que commencer.