Pendant le couvre-feu, notre envoyée spéciale a sillonné les rues de la capitale égyptienne avec un «patrouilleur» de nuit. Récit.

Minuit. Le Caire ne dort pas. Depuis que l'armée a été appelée en renfort, la police s'est retirée et les commissariats ont fermé leurs portes. Les gens, inquiets, organisent des patrouilles dans leur quartier pour chasser les pilleurs.

Ils improvisent des barrages. Lorsqu'une auto passe, ils l'arrêtent, fouillent le coffre arrière et vérifient les papiers d'identité des passagers.

J'ai patrouillé avec Hani, un colosse de six pieds quatre pouces. Il est né à Marouf, un quartier à risque situé près de la place Tahrir ou des dizaines de milliers de personnes manifestent depuis deux semaines.

Je l'ai rejoint à 22h, à un check-point de l'armée. À cause du couvre-feu, personne n'a le droit de sortir après la tombée de la nuit.

Les soldats examinent rapidement mon passeport et jettent un regard appuyé sur mon calepin de notes. Des jeunes arrivent, la dégaine agressive. C'est eux qui prennent les décisions sous le nez des soldats qui ne bronchent rien. Hani discute, s'énerve un peu, puis réussit à les convaincre de me laisser passer. Je me faufile entre les blindés.

Dans Marouf, les patrouilleurs sont armés: couteaux, machettes, bâtons, épées, un bric-à-brac ramassé à gauche et à droite. Dans la rue, des hommes se réunissent autour d'un feu. Ils tendent leurs mains vers les flammes pour se réchauffer. Les nuits sont fraîches au Caire. Assis sur des chaises défoncées, ils parlent de leur vie et de la révolution. Ils sont jeunes, certains à peine sortis de l'enfance. Comme Omar, 13 ans, grand, maigre, cheveux hirsutes, yeux de braise. Il balance son bâton avec une nonchalance étudiée.

- J'ai déjà chassé un voleur, dit-il.

- Est-ce que tu as eu peur?

- Non! répond-il offusqué. Un non viril bien senti. Les autres rient.

Il veut défendre sa maison, comme son père.

Marouf est ni pauvre ni riche: ouvriers, fonctionnaires, musulmans, chrétiens se côtoient.

Le long des rues étroites et faiblement éclairées, une enfilade d'immeubles bordés de balcons. Les commerces sont protégés par une grille de fer.

Le quartier dort peu. Aux fenêtres, des gens inquiets scrutent la nuit, d'autres restent sur leur balcon et regardent les patrouilleurs arpenter leur rue.

Même s'il y a un couvre-feu, Marouf reste étonnamment vivant. Dans la rue principale, trois cafés et un restaurant sont ouverts. Des gens discutent en buvant du thé ou en fumant du narguilé. Il est minuit, ils n'ont pas peur.

Et le couvre-feu? «Ben quoi, le couvre-feu? répondent-ils. On s'en fout, on a une révolution à vivre!»

Peu de gens s'aventurent dans les autres rues. Ils marchent rapidement, tête rentrée dans les épaules. Les ruelles sombres qui se faufilent entre les immeubles étroits sont vides.

Sur le trottoir, cinq femmes se reposent. Quatre sont voilées. Elles cuisinent pour les patrouilleurs et les manifestants. Leur popote roulante est installée dehors, au coin d'une ruelle. Il n'y a qu'un plat au menu: du pain rempli de frites et de tomates. Des chats maigres rôdent autour de cette cuisine improvisée à la recherche d'un bout de pain ou d'une frite égarée.

Ces femmes appuient Moubarak. «On a peur du changement, Moubarak représente la stabilité et la paix», dit l'une d'elles.

Plus loin, dans une rue adjacente, trois hommes et deux femmes veillent. Le rideau de fer de leur magasin est levé. Ils ne patrouillent pas, ils protègent leur commerce contre les pilleurs et les voleurs, point. La révolution? Om Sami lève le nez avec mépris.

«Je veux que Moubarak reste. Il n'a rien fait de mauvais. Avec lui, on a la sécurité.» Une femme, du haut de son balcon, entend la conversation. Elle crie: Moubarak! Moubarak!

1h du matin. On quitte le quartier pour se diriger vers la place Tahrir. Les gens manifestent, même la nuit. Certains ont installé une tente. La place vibre: musique, discours, slogans. En partant, on croise des soldats. Ils grillent une cigarette, appuyés sur leur blindé. Ils sont jeunes, tellement jeunes, à peine 20 ans. Et curieux. «Where are you from? Which country?»

Le sort du pays est entre leurs mains. C'est l'armée qui, pour l'instant, tient à bout de bras le régime Moubarak.

2h du matin. Hani me ramène au check-point de l'armée. Cette fois-ci, tout se passe rapidement, sans discussion ni engueulade. Il n'y a que des soldats, pas de miliciens agressifs en manque de sensations fortes. Je dois franchir quelques centaines de mètres avant de rentrer à mon hôtel. Je marche vite, tête baissée pour éviter le regard des jeunes qui traînent dans la rue, mon calepin de notes serré contre moi. Je me retourne et envoie la main à Hani. Mes pas sur l'asphalte font un bruit assourdissant. La nuit, Le Caire ne dort pas. C'est peut-être ce qui fait le plus peur.