Le hasard de la géographie et de l'immobilier a bien fait les choses, du moins pour le dessinateur Siné, incorrigible provocateur de 79 ans, chassé de l'impertinent magazine français Charlie Hebdo au mois de juillet dernier sous prétexte d'«antisémitisme». Voilà aujourd'hui son Siné Hebdo installé dans de beaux locaux en proche banlieue parisienne. Avec comme adresse : avenue de la Résistance!

Siné contre Charlie Hebdo, c'était le pot de terre contre le pot de fer. D'un côté un solitaire en fin de carrière. De l'autre un hebdo célèbre ressuscité en 1992 par l'ancien humoriste Philippe Val, et prospérant sur une diffusion de quelque 75 000 exemplaires.

Or voici la surprise: la feuille dissidente concoctée pendant l'été sur un coin de table par Siné et sa femme Catherine Sinet - ancienne journaliste de la télévision -, a créé l'événement l'automne dernier. Le premier numéro, paru le 10 septembre, a vendu 160 000 exemplaires en quelques jours ! Succès de curiosité, fulgurant mais éphémère? «C'est ce que tout le monde croyait, nous dit Mme Sinet, dans son bureau de rédactrice en chef : mais nous en sommes aujourd'hui au numéro 14, avec des ventes régulières de 600 000 exemplaires.»

Traînée de poudre

Siné Hebdo - «auquel nul ne donnait la moindre chance», écrit Marianne - est donc en train d'enfoncer son frère ennemi Charlie Hebdo, qui aurait déjà perdu le quart de sa diffusion.

«L'affaire a éclaté quand j'étais en vacances, nous dit Siné. C'est Catherine qui a eu l'idée de lancer un nouvel hebdo. Un copain imprimeur a accepté de nous faire confiance. Nous avons déposé le titre avec un capital de 2400 euros (environ 3600 $!). Et nous avons fait les premiers numéros à la maison. Catherine a ressorti son carnet d'adresses. Mais nous avons surtout joint ceux qui, dès le mois de juillet, avaient signé sur l'internet une pétition en ma faveur. À commencer par Guy Bedos et Michel Onfray (le philosophe) que nous connaissions peu ou pas du tout. Ils ont tous accepté de collaborer.»

Ce fut comme une traînée de poudre : dès le premier numéro, Siné Hebdo affichait 90 collaborateurs et une liste impressionnante de noms connus : humoristes, journalistes indépendants, intellectuels. Onfray est devenu un chroniqueur permanent.

Fils de Sarkozy

La guerre entre Siné et Philippe Val a commencé le 2 juillet dernier, avec la publication de la chronique hebdomadaire «Siné sème sa zone». Reprenant une information publiée dans Libération, il écrivait à propos du fils de Sarkozy qu'il allait «se convertir au judaïsme avant d'épouser sa fiancée, juive, héritière (de la chaîne de magasins) Darty... Il ira loin dans la vie, ce petit!»

Le phrase, d'abord passée inaperçue, est relevée à la radio par un journaliste qui accuse Siné d'antisémitisme. L'affaire est lancée: celui-là même qui avait enflammé la France en publiant en UNE une caricature de Mahomet, Philippe Val, plutôt social-démocrate, libéral, pro-européen, pro-israélien, bref aux antipodes de Siné, exige de lui qu'il présente ses excuses au fils Sarkozy.

Après quelques péripéties, Siné refuse, et il est congédié. Au sein de la rédaction, il y a des remous, mais on accepte cette décision. Y compris Cavanna, 85 ans, fondateur d'Hara Kiri et propriétaire du titre Charlie Hebdo, mais qui ne cache pas sa désapprobation: «Siné a fait le con, et Val a choisi la mauvaise voie, l'affaire a pris une tournure imbécile», écrit-il dans sa chronique.

Guerre des pétitions

C'est la guerre des pétitions : une vingtaine de personnalités signent un texte accusant Siné d'avoir toujours tenu des propos «homophobes, antisémites et racistes». On retrouve les noms d'Élisabeth Badinter, Elie Wiesel, Ariane Mnouchkine, Bertrand Delanoë (le maire de Paris), ou Bernard-Henri Lévy. Sur l'internet, la pétition favorable à Siné en est à 25 000 signatures. Dont celles de Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, l'avocate Gisèle Halimi, figure historique du féminisme. Ou le philosophe Edgar Morin - d'origine juive - qui persiste et signe aujourd'hui encore: «Il n'y avait pas de quoi fouetter un vieux chat dans cette affaire, et l'hystérie anti-Siné est bouffonne...»

Pour l'instant, la vox populi semble donner raison à Siné. Il est vrai que la scission recouvre un autre clivage: dans le camp de Siné, les altermondialistes et les anticapitalistes de tout poil. Du côté de Philippe Val, la gauche «raisonnable», libérale, qui donne le ton au journal. Cette modération convient-elle à la tradition anar, excessive et mal-pensante du vieux Charlie Hebdo? Une majorité de lecteurs ont tranché en faveur de ce «canard qui ne respectera rien - écrit Siné -, n'aura aucun tabou, et chiera tranquillement dans la colle et les bégonias».