Deux ans après des manifestations « massives » dans les rues du Chili pour dénoncer les inégalités économiques et sociales, des Chiliens d’origine établis au Québec se réjouissent que le mouvement ait porté ses fruits, avec la rédaction d’une nouvelle Constitution.

« J’ai attendu ce moment toute ma vie », dit Elena Tapia, arrivée au Québec dans les années 1970, après avoir fui la dictature de Pinochet. En voyant la révolte des Chiliens dans les rues à partir d’octobre 2019, elle a décidé de se rendre dans son pays natal. Aux côtés de centaines de milliers de personnes, elle a foulé les rues de Santiago pendant près de quatre mois. Émerveillée de voir la solidarité, elle a eu du mal à repartir, se souvient-elle.

Si la grogne montait déjà depuis des années en raison de la privatisation de nombreux secteurs – dont la santé, les pensions de retraite et l’eau –, c’est la hausse du tarif des transports publics qui a mis le feu aux poudres. « Ce n’est pas pour 30 pesos [somme de la hausse], mais pour 30 années », lance Ricardo Peñafiel, professeur associé au département de science politique de l’UQAM, en reprenant un slogan.

Au Chili, on peut même acheter des rivières. C’est vraiment la jungle où on laisse les entreprises faire ce qu’elles veulent.

Ricardo Peñafiel, professeur associé au département de science politique de l’UQAM

Au Québec, la comédienne Kathy-Alexandra Villegas raconte avoir manifesté sans relâche pendant près d’un an, avec café et empanadas, pour motiver les troupes. « Je n’ai jamais vu autant de Chiliens rassemblés à Montréal », lance-t-elle. Pour cette dernière, les nombreuses heures passées devant le consulat du Chili à Montréal en ont valu la peine. Le 25 octobre 2020, près de 80 % de la population du Chili a voté en faveur de la rédaction d’une nouvelle Constitution qui, à l’issue des travaux, devrait être soumise à un nouveau référendum en 2022.

PHOTO JAVIER TORRES, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestation monstre dans la capitale chilienne, Santiago, le 8 novembre 2019

Post-dictature

Vivre avec une Constitution qui date des années Pinochet (1973-1990) équivaut à vivre dans une post-dictature et non une démocratie, soutient M. Peñafiel. En plus de perpétuer la logique néo-libérale de l’époque de l’ex-dictateur, les revendications sociales y sont traitées comme des crimes, explique-t-il.

La nouvelle Constitution ne sera pas parfaite, mais elle sera mieux qu’avant.

Elena Tapia, qui a fui la dictature de Pinochet dans les années 1970

La représentation de toutes les sphères de la population parmi les constituants lui donne espoir, notamment avec la présence d’Autochtones, de candidats indépendants et la parité hommes-femmes atteinte, à un siège près.

Cette diversité des constituants s’inscrit dans le prolongement du mouvement d’octobre 2019, qui a la particularité de s’être répandu au-delà de la capitale, fait observer Daniela Vargas Francia, membre de l’équipe québécoise et interuniversitaire de recherche sur l’inclusion et la gouvernance en Amérique latine. « Chaque groupe et territoire avait des revendications, mais il n’y avait pas de hiérarchie entre eux », souligne-t-elle.

Le président Piñera « en guerre contre son propre peuple »

Si Elena Tapia parle du résultat comme d’une victoire, la révolte a laissé des traces. La répression des forces armées – déployées en raison de l’état d’urgence décrété par le président Sebastián Piñera – a fait en sorte que les rues de Santiago étaient une « zone de guerre ». « J’ai été brûlée par des produits chimiques, raconte Mme Tapia. J’ai eu des cloques dans le cou, et ça a pris des semaines avant de disparaître. »

PHOTO MARTIN BERNETTI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestants dans les rues de Santiago, en novembre 2019

Les mauvais traitements ont été nombreux, notamment avec l’ajout de produits irritants dans les canons à eau pour disperser les manifestants, note Ricardo Peñafiel. « La police visait les yeux des manifestants pour les éborgner, souligne-t-il. En 2018, dans le monde entier, 200 blessures oculaires ont été rapportées. Au Chili, en trois mois, on a parlé de plus de 400 lésions. » Ces blessures s’ajoutent à des milliers d’autres, en plus de la trentaine de morts qui ont été recensées.

Mme Tapia s’indigne encore du fait que les policiers « se foutaient de savoir qui ils frappaient », sans même faire attention aux enfants présents. « Le président Piñera était en guerre contre son propre peuple », résume-t-elle.

En regardant vers l’avenir du pays, Elena Tapia est optimiste, même si elle sait que les changements prendront du temps. « Les gens ne vont plus rester dans la peur chez eux, estime-t-elle. Ils y sont restés 30 ans, mais leurs enfants leur ont fait comprendre que c’était assez. »

Kathy-Alexandra Villegas espère que cette solidarité de la communauté chilienne à Montréal restera. « J’espère que, si on avait de nouveau besoin de descendre dans la rue, les gens reviendraient avec la même force », affirme-t-elle.

On estime que 14 065 personnes d’origine chilienne vivaient au Québec, en 2016, dont 48,7 % à Montréal.

Source : gouvernement du Québec

12 500 : Nombre de personnes blessées durant les manifestations d’octobre et novembre 2019 au Chili et ayant reçu des soins aux urgences

Source : Amnistie internationale, rapport d’octobre 2020