L’agriculture, qui fait vivre près de la moitié de la population du Sénégal, est frappée de plein fouet par les changements climatiques. Alors que se déroule la COP27 en Afrique, des maraîchers de l’ouest du pays refusent de rester les bras croisés et entament une transition écologique, comme l’a constaté sur place Alice Girard-Bossé.

L’agroécologie comme rempart

Mboro, Sénégal — La caravane file dans le paysage désertique. D’un village à l’autre — Keur Mvire, Saou, Diambalo —, les scènes se ressemblent. Des hommes transportent leur marchandise sur des chariots tirés par un âne. Des femmes tiennent de petits kiosques pour y vendre les fruits et légumes frais qui ont été cultivés ici, dans la zone maraîchère des Niayes.

Oasis au milieu du Sahel, la zone des Niayes présente des caractéristiques favorables aux productions maraîchères. Cette bande côtière, qui va de Dakar à Saint-Louis, fournit à elle seule plus de 70 % de la production nationale en fruits et légumes frais.

PHOTO FOURNIE PAR RAPHAËL BELMIN

Champs agricoles dans la zone des Niayes, dans l’ouest du Sénégal, où se concentre la majeure partie des champs cultivables du pays.

Mais les changements climatiques frappent de plein fouet la région, qui est aux prises avec un déclin inquiétant des ressources en eau. « Puisque l’agriculture est extrêmement sensible aux changements climatiques, le Sénégal doit s’attendre à des problèmes d’insécurité alimentaire », dit Arona Diedhiou, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et spécialiste du système climatique africain.

Une solution « indispensable »

À 100 km au nord de Dakar, en périphérie de la petite localité de Mboro, la caravane s’immobilise au bord de la route. Il faut marcher une vingtaine de minutes dans un étroit sentier de sable avant d’arriver au champ de Mamadou Ndiaye.

« Salam aleykoum », lance en arabe le maraîcher en interrompant sa plantation de semis de tomates. « Que la paix soit sur vous. »

PHOTO ALICE GIRARD-BOSSÉ, LA PRESSE

Mamadou Ndiaye (à gauche), producteur agricole

Vêtu d’une longue tunique bleue, l’homme se balade pieds nus sur sa terre. Le ciel est couvert et le temps, humide. C’est la saison des pluies, communément appelée hivernage. Attendue par les producteurs, son arrivée annonce le lancement de différentes activités agricoles.

Pour la troisième année, Mamadou Ndiaye pratiquera l’agroécologie, une technique visant à pratiquer une agriculture plus respectueuse de l’environnement, tout en préservant les ressources naturelles.

« L’agroécologie est indispensable pour la santé et pour l’environnement », lance-t-il. Dans ses champs, il n’utilise aucun produit ni engrais chimiques. Que du biologique.

PHOTO ALICE GIRARD-BOSSÉ, LA PRESSE

Mamadou Ndiaye, producteur

Les engrais chimiques ici sont très dangereux pour la santé et les producteurs n’ont pas l’équipement nécessaire pour se protéger.

Mamadou Ndiaye, producteur

Le fléau des engrais chimiques

À long terme, l’agriculture ordinaire, qui requiert l’utilisation d’engrais chimiques, est vouée à l’échec, estime Raphaël Belmin, agronome français établi à Dakar pour le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD).

L’utilisation systématique d’engrais chimiques entraîne une perte de fertilité des sols qui oblige les producteurs à en utiliser toujours plus, dit-il. « Elle rend également les plantes cultivées plus vulnérables aux bioagresseurs, comme les insectes et les champignons, ce qui encourage en retour l’utilisation de pesticides », dit-il.

PHOTO ALICE GIRARD-BOSSÉ, LA PRESSE

Raphaël Belmin, agronome pour le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement

Selon lui, la solution repose sur l’agroécologie. Mais la transition n’est pas facile. « Pour changer vers un système agroécologique, il faut des incitations de l’État pour accompagner les producteurs », dit Moussa Ndienor, agronome et chercheur à l’Institut sénégalais de recherche agricole.

À l’heure actuelle, le gouvernement sénégalais encourage plutôt l’agriculture industrielle. « La majorité du budget du ministère de l’Agriculture est vouée à un système national de distribution d’engrais chimiques », explique M. Belmin.

Le gouvernement souhaite avant tout s’assurer de la sécurité alimentaire de sa population. « On ne peut pas tenir un pays si les gens ont faim », dit M. Belmin. À court terme, l’utilisation de l’engrais chimique est donc la méthode la plus simple et la plus efficace, dit-il.

Mais à long terme, c’est un système qui est destiné à s’effondrer.

Raphaël Belmin, agronome au CIRAD

Pour fertiliser ses champs de tomates, d’oignons, d’aubergines et de choux, Mamadou Ndiaye doit se procurer lui-même de l’engrais biologique, le gouvernement ne distribuant que le chimique.

Et il ne peut pas vendre ses fruits et légumes plus cher pour compenser les coûts plus élevés engendrés par l’agriculture écologique. « Dans les marchés locaux, il n’y a pas de différences de prix, parce que les consommateurs ne peuvent pas distinguer les produits écologiques des autres », explique-t-il.

PHOTO ALICE GIRARD-BOSSÉ, LA PRESSE

Moussa Ndienor, agronome et chercheur

Si les producteurs qui choisissent l’agriculture agroécologique n’ont pas de clients ou vendent à perte, ça ne va pas fonctionner. Il faut des politiques pour les aider.

Moussa Ndienor, agronome et chercheur à l’Institut sénégalais de recherche agricole

Faire le saut

PHOTO ALICE GIRARD-BOSSÉ, LA PRESSE

Sonibou Diaw, producteur agricole

Cette situation décourage certains agriculteurs de faire le saut vers l’agroécologie. C’est le cas de Sonibou Diaw, qui est un des plus grands producteurs d’oignons de la zone des Niayes, même s’il reconnaît l’importance de la santé et de l’environnement. Le coût financier de la transition est trop grand.

Sans engrais chimiques, ses plants d’oignons pousseraient plus lentement. Il en produirait donc moins par année, mais ne pourrait pas les vendre plus cher que ceux de ses concurrents.

PHOTO SEYLLOU, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des chats se prélassent sur des sacs d’oignons vendus dans un marché de Dakar, au Sénégal.

Sonibou Diaw avait pourtant suivi une formation sur les techniques agroécologiques offerte par l’Union des maraîchers du littoral du Sénégal en 2017. « Les produits chimiques vont finir par détruire le sol », dit-il, conscient de leurs effets néfastes.

S’il avait le soutien du gouvernement, Sonibou Diaw abandonnerait « petit à petit » leur utilisation.

En chiffres

PHOTO FOURNIE PAR RAPHAËL BELMIN

Travailleur sénégalais dans la zone agricole des Niayes, dans l’ouest du Sénégal

95 %

Part des revenus des ménages ruraux assurée par le secteur agricole au Sénégal

Source : Institut sénégalais de recherche agricole

17,7 millions

Population du Sénégal, dont près de 9 millions habitent en milieu rural

Source : Agence nationale de la statistique et de la démographie du Sénégal

10-13 %

Part du produit intérieur brut (PIB) du Sénégal provenant de l’agriculture

Source : Institut sénégalais de recherche agricole

Autre enjeu : l’injustice climatique

Le Sénégal contribue très peu aux changements climatiques, mais doit faire face à ses conséquences au quotidien. « C’est une injustice environnementale », dénonce Robert Zougmoré, coordinateur régional du volet changement climatique, agriculture et sécurité alimentaire du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR) au Sénégal. Bien qu’il représente près de 20 % de la population mondiale, le continent africain n’émet que de 4 à 8 % des gaz à effet de serre totaux, dit-il. Ce déséquilibre décourage de nombreux Sénégalais de lutter contre la crise climatique. « Mes populations se foutent du réchauffement climatique. C’est vous qui surproduisez, c’est vous qui surconsommez, c’est vous qui déréglez le climat », dit à La Presse Haïdar El Ali, ancien ministre sénégalais de l’Environnement et responsable d’un projet de reforestation de grande ampleur dans tout le pays.

Contrer des ravageurs venus d’ailleurs

PHOTO ALICE GIRARD-BOSSÉ, LA PRESSE

Samba Dia tenant un pamplemousse piqué par la mouche Bactrocera dorsalis

Devant le manque de soutien du gouvernement, des organismes et des instituts de recherche portent assistance aux producteurs du Sénégal dans leur transition vers une agriculture agroécologique.

Dans son verger de 7 hectares, Samba Dia cultive des mangues, des citrons, des avocats, des noix de coco et des pamplemousses. « Ça me donne suffisamment de ressources pour faire des petites dépenses pour moi-même », dit l’homme, en se baladant à travers ses arbres fruitiers.

Or, dans les dernières années, une mouche nommée Bactrocera dorsalis a envahi son verger. Cette espèce de mouche provenant d’Asie est fortement invasive et ravage les cultures de fruits et légumes. « Ça détruit environ 90 % de ma récolte de mangues », dit-il.

L’homme se penche vers l’avant, agrippe un pamplemousse, puis montre une petite tache brunâtre à la surface de l’agrume. « Lui, il a été piqué par une mouche », dit-il. Ce fruit, comme bien d’autres, ne pourra pas être vendu au marché.

La présence de cet insecte est en hausse au Sénégal. « Les paysans sont aux prises avec l’arrivée de plus en plus fréquente de nouveaux ravageurs », explique Raphaël Belmin, agronome au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD).

Le CIRAD et l’Institut sénégalais de recherche agricole encadrent des agriculteurs tels que Samba Dia, afin qu’ils développent des productions plus résilientes face à ces insectes ravageurs, tout en utilisant des méthodes écologiques.

Piéger les mouches

Sous les feuilles d’un manguier, un piège jaune est accroché à une des branches. Ces petites boîtes, permettant de capturer les mouches, ont été installées dans tout le verger.

PHOTO ALICE GIRARD-BOSSÉ, LA PRESSE

Samba Dia et un piège à mouches

« Ces réseaux de piégeage servent à mieux comprendre la dynamique des populations de mouches pour pouvoir ensuite donner des conseils aux agriculteurs sur comment mieux gérer ce parasite », explique l’agronome Raphaël Belmin.

Les grandes entreprises agricoles du Sénégal utilisent des produits chimiques polluants et très coûteux pour se débarrasser de cet insecte. L’agronome propose des méthodes de rechange aux agriculteurs locaux.

Il recommande aux paysans d’utiliser la technique du contournement, en récoltant les fruits le plus tôt possible dans la saison, avant le pic d’infestation de la mouche.

Une autre technique consiste à enterrer les fruits qui tombent.

Si le fruit est tombé au sol parce qu’il a été piqué et qu’on l’enterre, on va empêcher les vers qui sont piégés dans les fruits de sortir et de donner lieu à une nouvelle génération de mouches. Ça permet de casser le cycle de reproduction.

Raphaël Belmin, agronome au CIRAD

Les experts travaillent aussi sur l’amélioration génétique des plantes cultivées, afin qu’elles soient adaptées à la sécheresse et aux changements climatiques. « Il y a beaucoup d’actions qui sont faites sur le terrain », dit Moussa Ndienor, agronome et chercheur à l’Institut sénégalais de recherche agricole.

« En ce moment, on sème des graines. On construit des réseaux de producteurs qui s’engagent, qui testent, qui apprennent, parfois qui échouent et d’autres fois qui réussissent, renchérit M. Belmin. On prépare le monde de demain. »

Trois initiatives pour lutter contre les changements climatiques

PHOTO ZOHRA BENSEMRA, ARCHIVES REUTERS

Un enfant arrose un arbre nouvellement planté dans la zone de la Grande muraille verte au Sénégal.

Des initiatives pour tenter de lutter contre les impacts des changements climatiques voient le jour au Sénégal. La Presse vous en présente quelques-unes.

Grande muraille verte

En 2007, l’Union africaine a proposé un projet écologique de vaste envergure : la création d’une bande d’écosystèmes verts traversant d’ouest en est le continent africain. Le but de cette « Grande muraille verte » est de lutter contre les effets des changements climatiques et de la désertification en Afrique, notamment grâce à la plantation d’arbres. Cette mosaïque de paysages verts, d’une longueur d’environ 8000 km et d’une largeur de 15 km, doit traverser 20 pays africains, de Dakar, au Sénégal, à Djibouti. Quinze ans après son lancement, le projet n’est toutefois achevé qu’à environ 15 %. Le manque d’implication des populations dans le projet est en partie responsable du retard, estime Haïdar El Ali, directeur général de l’Agence sénégalaise de la reforestation et de la Grande muraille verte et ancien ministre sénégalais de l’Environnement.

Régénérer la mangrove

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Mangrove à palétuviers au Sénégal, où cette femme fait la culture des huîtres.

Le Sénégal mène actuellement une des plus grandes campagnes mondiales de reforestation de la mangrove. Cet écosystème en bordure de la mer sert de système de filtration des eaux salines, protège les côtes des vagues et accueille une faune très riche. Or, depuis les années 1970, un quart de sa surface a disparu en raison des sécheresses, de la déforestation et des constructions. Pour restaurer la mangrove, des millions d’arbres, principalement des palétuviers, ont été plantés dans la dernière décennie sur les côtes sénégalaises. « La revitalisation des mangroves va faire revenir des espèces [végétales et animales] que les populations utilisent pour vivre et qu’elles peuvent vendre, ce qui va permettre d’améliorer leurs revenus et d’améliorer leur bien-être », indique Adams Tidjani, fondateur de l’Institut des métiers de l’environnement et de la métrologie du Sénégal.

Centrale solaire

PHOTO ARCHIVES ALAMY

Un soldat sénégalais monte la garde parmi les panneaux solaires de la centrale de Diass, en mai dernier.

Pour réduire l’utilisation de pétrole, le Sénégal a décidé de miser sur l’énergie solaire. En mai dernier, le pays a inauguré la centrale solaire de Diass, la plus grande d’Afrique de l’Ouest, selon le gouvernement sénégalais. « C’est une bonne chose. Nous allons de plus en plus vers l’énergie solaire », dit M. Tidjani. Il déplore toutefois que les photopiles solaires nécessaires à son fonctionnement proviennent d’Europe ou d’Amérique du Nord. « Selon moi, il faudrait qu’il y ait un transfert des technologies pour que les Sénégalais puissent produire leurs photopiles eux-mêmes », dit-il. Les piles réalisées ailleurs dans le monde ont une efficacité énergétique optimale entre 20 et 28 °C, dit-il. « Quand on sait qu’au Sénégal, la température pendant l’été avoisine les 35 degrés, on comprend bien que le rendement de ces photopiles qui viennent d’ailleurs ne sera pas très bon », explique-t-il.

Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du ministère des Relations internationales et de la Francophonie du Québec dans le cadre de la conférence mondiale des journalistes scientifiques francophones.