Le président de l’Égypte, Abdel Fattah al-Sissi, a annoncé en début de semaine qu’il n’entendait pas renouveler l’état d’urgence en vigueur depuis quatre ans dans le pays en faisant valoir que celui-ci était devenu « une oasis de sécurité et de stabilité ».

La décision constitue un pas en avant, mais ne signifie en rien que les politiques répressives menées sous la gouverne du dirigeant controversé sont désormais chose du passé, préviennent les analystes interrogés par La Presse.

Amr Magdi, spécialiste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord rattaché à Human Rights Watch, pense que la levée de l’état d’urgence, mis en place en 2017 à la suite d’attentats terroristes ciblant des chrétiens, représente essentiellement une mesure « cosmétique ».

Elle devrait en théorie grandement limiter les pouvoirs des forces de sécurité, puisqu’ils se voyaient conférer le droit de détenir presque indéfiniment des suspects, de surveiller les communications privées de la population et d’interdire les regroupements pratiquement sans supervision judiciaire.

Le hic, note M. Magdi, c’est que le régime égyptien a adopté des « dizaines » de lois répressives qui vont demeurer en place malgré la fin de l’état d’urgence, et ainsi garantir que les autorités conservent une grande latitude pour agir.

Le représentant de Human Rights Watch souligne que le président Sissi a notamment donné son aval en 2013 à une loi contre les manifestations qui a mené à l’arrestation de dizaines de milliers de personnes.

En 2015, une autre loi devant servir à « confronter le terrorisme » a été adoptée. Elle comporte une définition très large du terrorisme permettant d’inclure pratiquement toute forme de désobéissance civile et a été utilisée « exhaustivement » pour faire taire les critiques du régime.

Une annonce stratégique

« Les forces de sécurité vont pouvoir continuer la répression sans l’état d’urgence », résume M. Magdi, qui voit l’annonce du président Sissi comme une stratégie pour faire taire les critiques internationales envers son régime.

Seth Binder, directeur de plaidoyer à Project on Middle East Democracy, une organisation de Washington, est aussi d’avis que le régime égyptien « pourra poursuivre sa campagne de répression sévère s’il le désire ».

La levée de l’état d’urgence, dit-il, est « importante et nécessaire » dans un pays qui n’a pratiquement rien connu d’autre pendant des décennies, mais elle est « largement insuffisante » pour faire cesser les abus.

Le véritable objectif du régime égyptien, juge M. Binder, est d’offrir une réponse aux critiques des États-Unis, qui ont conditionné récemment le versement d’une somme de 130 millions de dollars américains – représentant « seulement » 10 % de l’aide militaire annuelle versée au pays – à l’introduction de certaines réformes en matière de droits de la personne.

PHOTO ALEX BRANDON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken (à gauche), et le président d’Égypte, Abdel Fattah al-Sissi, lors d’une rencontre en mai dernier

Avec l’arrivée en poste du président Joe Biden, Washington a fait grand cas de sa volonté de placer la défense des droits de la personne au cœur de sa politique étrangère et a haussé le ton envers l’Égypte, un allié de longue date.

« Les actes n’ont cependant pas suivi », relève l’analyste, qui impute l’approche relativement timorée de l’administration à l’importance géostratégique de l’Égypte dans le dossier israélo-palestinien ainsi qu’à la volonté de la nouvelle administration « de ne pas faire de vagues dans la région » par des changements de politiques draconiens.

Une stabilité « trompeuse »

Amr Magdi note que l’approche des États-Unis et d’autres pays européens, qui ferment les yeux sur les excès répressifs du régime égyptien tout en continuant de lui vendre des armes et de financer d’importants emprunts, n’augure rien de bon.

Le président égyptien avait fait valoir à la population que son approche sécuritaire musclée permettrait d’assurer le développement économique du pays et leur profiterait, mais ce « pacte faustien » a échoué et un grand nombre d’Égyptiens continuent de croupir dans la pauvreté tout en étant privés de libertés fondamentales.

La situation est susceptible d’alimenter de nouvelles générations d’extrémistes, prévient M. Magdi. « La stabilité du pays est trompeuse. Elle cache une bouilloire en ébullition qui peut exploser de manière inattendue », dit-il.

M. Binder pense aussi que la tolérance manifestée par Washington et d’autres pays pour les abus aux droits de la personne en Égypte est mal avisée et risque d’ouvrir la voie à de nouvelles crises.

« Nous sommes en train de recréer les mêmes politiques inefficaces qui ont persisté pendant des décennies », déplore-t-il.

En chiffres

1,3 milliard : Aide militaire offerte annuellement par les États-Unis au régime égyptien Source : Reuters

2013 : Arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi à la suite d’un coup d’État ayant chassé le président Mohamed Morsi

Source : Agence France-Presse