Dans ses vidéos mises en ligne sur TikTok, la jeune Égyptienne Haneen Hossam danse, un large sourire sur ses lèvres maquillées. Ses cheveux sont couverts par un foulard ou un capuchon. Sur un autre compte, sa compatriote Mawada al-Adham affiche une moue boudeuse, son visage encadré par de longs cheveux blonds.

Les deux femmes de 20 et 22 ans ont été condamnées dimanche à 10 et 6 ans de prison, notamment pour corruption des valeurs familiales, incitation à la débauche et traite de personnes.

« Ce sont des peines très dures, ça envoie un très mauvais signal aux femmes égyptiennes, a réagi au téléphone Mohamed Lotfy, directeur de la Commission égyptienne pour les droits et libertés, joint au Caire. C’est un signal inquiétant pour les femmes et les filles égyptiennes, qui dit que si vous vous exprimez en ligne, même d’une façon qui n’est pas politique, vous pourriez faire face à des peines très dures sous prétexte de la protection des valeurs familiales. »

Les deux jeunes femmes ont été arrêtées l’an dernier et condamnées à deux ans de prison par un tribunal économique, avant d’être acquittées de certaines accusations en janvier. Elles ont été condamnées de nouveau dimanche à la prison – avec l’ajout des accusations concernant le trafic de personnes, en raison, semble-t-il, de la présence de mineures dans des vidéos et d’une invitation lancée par Mme Hossam à participer à des vidéos contre rémunération – et à des amendes de 200 000 livres égyptiennes. Trois hommes ont aussi été reconnus coupables de complicité avec Mme al-Adham et condamnés à six ans de prison, selon l’Agence France-Presse.

Mme Hossam compte quelque 1,3 million d’abonnés sur TikTok et Mme al-Adham, 3 millions, en plus d’autres plateformes.

Douzaine d’arrestations

Depuis un peu plus d’un an, une douzaine d’influenceuses ont été accusées d’atteinte à la moralité par le gouvernement égyptien d’Abdel Fattah al-Sissi pour la diffusion de vidéos et de photos sur les réseaux sociaux. De courtes séquences où l’on voit les jeunes femmes danser ou faire semblant de chanter, comme des milliers de jeunes dans le monde.

Cette vague d’arrestations a été dénoncée par de nombreuses organisations de défense des droits de la personne. Une nouvelle loi, introduite en 2018, est utilisée pour punir les atteintes aux mœurs en ligne.

Ces femmes n’ont rien fait de différent de ce qu’on voit à la télévision ou dans les campagnes publicitaires. La seule différence est qu’elles le font selon leurs propres termes, dans des réseaux sociaux.

Rothna Begum, chercheuse senior à la division des droits des femmes de Human Rights Watch, dans une entrevue téléphonique

Elle qualifie les vidéos d’« assez inoffensives » et juge que le gouvernement utilise un prétexte en y voyant une menace aux valeurs du pays. « Leur approche semble être politique, une tactique très populiste pour se présenter comme les gardiens des intérêts du peuple égyptien, de la moralité », ajoute-t-elle.

Répression

« Avec la pandémie, les choses ont empiré dans la région, avec des lois répressives sur les activités sur l’internet et plus de surveillance en ligne », observe Sahar Khamis, docteure en communications et professeure affiliée au département d’études féminines de l’Université du Maryland.

Les influenceuses n’avaient pas pris la parole pour s’opposer au régime ou pour faire avancer une cause, comme d’autres Égyptiens victimes de la répression. Nombre de journalistes, de militants et d’opposants politiques ont été emprisonnés. La communauté LGBTQ+ a aussi été visée par le régime.

« Les gens ont peur », témoigne le directeur du Women’s Center for Guidance and Legal Awareness, Reda Eldanbouki, joint au Caire par téléphone. Lui-même dit avoir été visé par des interdictions de voyage et avoir subi des répercussions financières en raison de son travail pour la défense des femmes.

L’avocat est « troublé » par les peines prononcées dimanche dernier. « Il n’y a pas de droits égaux », résume-t-il.

Mouvement inspiré de #metoo

Les peines imposées aux jeunes femmes sont d’autant plus choquantes pour nombre d’Égyptiens et d’observateurs qu’elles arrivent un mois après la suspension d’un procès pour viol collectif. La victime aurait été droguée et violée dans un hôtel du Caire en 2014.

« Les quatre suspects ont été relâchés en raison de “preuves insuffisantes” – pour citer ce qui a été dit –, donc ça ajoute une couche à la controverse », explique au téléphone Sahar Khamis. Le traitement des jeunes hommes, issus d’un milieu favorisé, contraste avec celui des jeunes femmes moins nanties arrêtées pour leurs activités en ligne.

Le viol collectif avait d’ailleurs été rapporté en ligne l’an dernier, avant que cela ne mène à des accusations ; malgré la liberté d’expression limitée, les Égyptiennes ont pris la parole contre les agressions sexuelles et le harcèlement, créant un mouvement sur l’internet inspiré de #metoo.

« Je crois fermement qu’une révolution féministe a commencé en Égypte », dit l’auteure féministe égyptienne Mona Eltahawy, jointe aux États-Unis, où elle vit.

PHOTO ROBERT E. RUTLEDGE, FOURNIE PAR MONA ELTAHAWY

Mona Eltahawy, auteure féministe égyptienne

Très active sur les réseaux sociaux, elle a vu un nombre « sans précédent » de femmes dénoncer en ligne des agressions sexuelles au cours de la dernière année. Elles ont aussi été nombreuses à parler ouvertement de sexualité en ligne, souligne-t-elle.

Elle rappelle que les influenceuses ne sont que les dernières visées par la « police de la morale » au cours des dernières années.

« Je crois que [le gouvernement] a puni ces femmes parce qu’elles ont beaucoup d’abonnés ; le régime ne veut pas que quiconque ait une base aussi grande parce qu’il croit que, spécialement pour les femmes, ça leur donne trop de pouvoir », estime-t-elle.

Avec l’Agence France-Presse