Ibrahim a fui sa maison de Gwoza en août 2014, quand les combattants islamistes de Boko Haram ont envahi cette ville stratégique du nord-est du Nigeria pour en faire le quartier général de leur «califat».

L'homme d'affaires y a perdu sa maison, ses voitures, son argent, mais surtout son frère, abattu par les rebelles. Lui est parvenu à s'enfuir, passant 14 jours sur la route, en s'alimentant à peine.

Aujourd'hui, il vit avec ses deux femmes et ses 13 enfants, dans un camp de déplacés à 130 kilomètres (80 miles) de Maiduguri, la capitale de l'État de Borno, dans le nord-est du pays. Sa famille est tributaire des distributions de nourriture et ses enfants ne peuvent aller à l'école, car il ne peut en assumer les frais.

Avec 17 000 tués et plus de 2,5 millions de déplacés depuis le début de l'insurrection islamiste en 2009, le témoignage d'Ibrahim est juste une histoire parmi d'autres. Mais ces histoires disparaissent bien souvent sous les bilans meurtriers et les récits quotidiens des attaques rebelles et des offensives militaires.

C'est contre cet oubli que Saratu Abiola a décidé de se battre de Lagos, la capitale économique nigériane où elle vit, à un millier de kilomètres de ces atrocités : il y a un  an et demi, cette blogueuse, également militante dans une ONG locale, a créé testimonialarchiveproject.com, un Fonds d'archives (TAP) visant à documenter les meurtres de masse, les viols, les enlèvements, les incendies et les pillages.

Un tel projet, explique à l'AFP Saratu Abiola par téléphone, «a pour vocation de susciter une réflexion et une mobilisation autour des conséquences humanitaires de l'insurrection de Boko Haram, en sensibilisant les gens à travers le compte-rendu terrifiant de ces expériences personnelles».

Avec cette base de données à la mise en page très sobre, la jeune femme de 29 ans veut aussi faire tomber les grands fantasmes qui gravitent autour de ce conflit : «Je voulais projeter une image dépolitisée de la situation et (...) dissiper toutes les idées et allégations erronées qu'une partie du pays a en tête quand on en vient à parler des violences qui ont un effet dévastateur au Nigeria».

Saratu Abiola n'a pas attendu que la communauté internationale s'émeuve de l'enlèvement des 200 lycéennes de Chibok en avril 2014 dans l'État de Borno pour lancer son projet. Elle a décidé d'agir dès février 2014, après l'assassinat de 40 garçons dans un pensionnat de Buni Yadi dans l'État de Yobe.

Si elle ne s'est jamais rendue dans le nord-est, elle a réussi à établir le contact avec des activistes locaux qui l'ont ensuite aidée à recueillir les témoignages des rescapés.

«Au début, se souvient-elle, beaucoup refusaient de me parler soit parce qu'ils étaient sceptiques quant à mes motivations, moi qui étais comme une étrangère, soit parce qu'ils craignaient des représailles de Boko Haram».

Mais peu à peu, le site en noir et blanc a commencé à se peupler de témoignages. Or «beaucoup d'entre nous qui ne vivons pas dans ces zones  n'ont aucune idée de ce qu'est au juste cette insurrection».

Le président nigérian Muhammadu Buhari a récemment déclaré que son but était que tous les déplacés soient rentrés chez eux le 29 mai quand il célèbrera sa première année en poste. Un défi qui sera pourtant bien difficile à relever.

Sur les 2,5 millions de déplacés, plus de 2,1 millions sont toujours au Nigeria, hébergés pour la plupart par leurs proches ou leurs amis. Dans les camps de déplacés, les agences internationales se sont plaintes de conditions de vie médiocres et de fréquentes épidémies.

Depuis sa création, le Fonds documentaire TAP a attiré des donateurs - particuliers et institutionnels -, tandis qu'analystes et défenseurs des droits de l'Homme s'y réfèrent régulièrement.

«Les gens sont plus sensibilisés aujourd'hui, reconnaît Saratu Abiola, mais je ne pense pas que cela soit suffisant, car notre objectif est d'influencer la politique du gouvernement sur la question des déplacés, avec à terme la fermeture des camps et la réinstallation des personnes déplacées». «On a seulement lancé la discussion, mais le but est encore très loin».