L’annonce du pacte AUKUS entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni n’a pas fini de faire des vagues. Malgré les tentatives d’apaisement de la part de l’administration Biden, la France ne décolère pas. Après avoir rappelé son ambassadeur à Washington, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères de la République française, Jean-Yves Le Drian, a réitéré lundi sa « déception », en amont de l’Assemblée générale des Nations unies qui débute ce mardi. Selon les experts, ce froid diplomatique entre la France et les États-Unis pourrait durer un certain temps…

Quelle crise ?

Mercredi dernier, l’Australie a annoncé l’annulation d’une commande de 12 sous-marins d’attaque français au profit de sous-marins nucléaires américains.

Cette perte de contrat, évalué à 56 milliards d’euros, n’a peut-être pas complètement surpris : des rumeurs de frictions circulaient en coulisses depuis un moment.

Ce que la France n’avait pas vu venir, en revanche, est l’annonce de ce pacte militaire tripartite entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni pour contrer les avancées chinoises dans la zone indopacifique.

Cette nouvelle alliance, forgée dans le plus grand secret, est perçue comme une véritable insulte par la France, qui a été tenue « dans le noir » jusqu’à la dernière minute.

Depuis presque une semaine, le ministre des Affaires étrangères de la République française ne ménage pas ses mots, dénonçant un « coup dans le dos » de la part de ses alliés et comparant les méthodes de Joe Biden à celles de Donald Trump, « sans les tweets ».

Samedi, la France a rappelé son ambassadeur à Canberra, mais également à Washington, du jamais-vu. Une rencontre prévue entre la ministre des armées françaises, Florence Parly, et son homologue du Royaume-Uni, Ben Wallace, a par ailleurs été annulée à la demande de Paris.

Un « camouflet »

« C’est une véritable crise diplomatique. Sans doute plus grave que celle de l’Irak en 2003 », résume Annick Cizel, professeure et chercheuse à l’Université Sorbonne Nouvelle.

Selon cette spécialiste de la politique étrangère américaine, l’annonce du pacte AUKUS constitue un véritable « camouflet » pour la France, qui se sent doublement trahie par ses alliés, avec le sentiment désagréable d’avoir été mise devant le fait accompli – et sur la touche – alors qu’elle se pensait au cœur des enjeux stratégiques.

Gifle supplémentaire : elle se fait coiffer par un Royaume-Uni post-Brexit, qui démontre ici sa capacité à tirer son épingle du jeu en dehors de l’Union européenne.

PHOTO KEVIN LAMARQUE, REUTERS

Joe Biden, président des États-Unis

Dans un geste d’apaisement, Joe Biden a souligné que l’Hexagone demeurait « un partenaire clé et un allié dans le renforcement de la sécurité et de la prospérité de la région » et qu’il avait hâte de « travailler étroitement avec la France ».

Mais à Paris, on ne se fait désormais plus d’illusions sur le nouveau locataire de la Maison-Blanche. Car cet affront diplomatique vient confirmer que les relations ne seront pas nécessairement au beau fixe avec Biden, même si on attendait beaucoup de cette administration démocrate, théoriquement plus « bienveillante » que la précédente.

Que Joe Biden ait retiré ses troupes d’Afghanistan sans en avoir prévenu ses alliés de l’OTAN en est une autre preuve récente : le retour du « leadership américain » ne se fera pas sans dommages collatéraux, au risque de froisser quelques vieilles amitiés.

« C’est une insensibilité qu’on attendait de Donald Trump, certainement pas de Joe Biden », lance l’experte, en reprochant à ce dernier de pratiquer « l’unilatéralisme dans le multilatéralisme ».

Un froid durable ?

Selon la politologue Nicole Bacharan, spécialiste des relations franco-américaines, le courroux de la France n’a rien d’une mise en scène.

Et il est à prévoir que ce froid diplomatique durera un moment, malgré les déclarations de Biden, qui se disait lundi « impatient » de parler à son homologue de la République française.

« Je pense que les traces [de cette crise] vont être durables et je ne suis pas certaine que les relations vont bien se rétablir entre Biden et [Emmanuel] Macron. Je suis sûre qu’ils vont continuer à travailler ensemble. Mais se faire confiance après cette espèce de comédie qui a été jouée dans le dos des Français, ce ne sera pas facile », souligne Mme Bacharan.

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Emmanuel Macron, président de la France

La France sera d’autant plus ferme, ajoute Annick Cizel, que les enjeux sont grands pour le président Emmanuel Macron. Une élection présidentielle est prévue en mai, et la France occupera la présidence tournante de l’Union européenne au début de 2022.

« Ça fait une double raison de ne pas lâcher. [Macron] a besoin de se poser en chef national et international fort. »

Les tensions entre la France et les États-Unis pourraient se faire sentir à l’Assemblée générale des Nations unies, qui s’ouvre ce mardi à New York. Le secrétaire d’État des Affaires étrangères des États-Unis, Antony Blinken, doit y rencontrer son homologue de la France, Jean-Yves Le Drian, qui a de nouveau martelé lundi sa « déception » et dénoncé les « réflexes d’une époque qu’on croyait révolue », une allusion à peine voilée à l’ère Donald Trump.

Coïncidence ? Les États-Unis annonçaient au même moment l’assouplissement de leurs règles aux frontières, réclamé depuis un bon moment par l’Union européenne.

« Un geste de désescalade, mais un tout petit geste qui n’est pas à la hauteur de ce qui vient de se passer », conclut Annick Cizel.