L’effondrement de l’armée afghane a suscité plusieurs comparaisons avec la chute du gouvernement de Viêtnam du Sud en 1975. La Presse a demandé à deux spécialistes des deux Viêtnam si elles étaient justifiées. Retour dans le temps avec Sean Fear, de l’Université de Leeds, qui a grandi à Toronto et étudié à Montréal, et Pierre Asselin, de l’Université d’État à San Diego, qui a grandi et étudié au Québec.

Q. Peut-on comparer l’effondrement des gouvernements afghan et sud-vietnamien ?

Pierre Asselin : Il y a autant de différences entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre du Viêtnam qu’entre la guerre du Viêtnam et celle en Afghanistan. Il y a 20 fois plus de soldats américains qui sont morts au Viêtnam, et beaucoup plus de soldats locaux. Les bombardements américains ont causé beaucoup plus de morts civiles au Viêtnam. Mais je crois qu’on peut comparer leurs effets. La chute de Saigon a encouragé la guérilla communiste en Angola, au Mozambique et au Nicaragua. Sans la chute de Saigon, je crois que l’Union soviétique n’aurait peut-être pas envahi l’Afghanistan. Ça a causé une deuxième guerre froide. Cette fois-ci aussi, la chute d’un régime soutenu par les Américains après le départ de leurs soldats va probablement encourager les ennemis des États-Unis.

Sean Fear : Dans les deux cas, il y avait une grande division entre une ville cosmopolite et une société rurale plus traditionnelle, qui a été exploitée par la guérilla communiste et talibane. Les gouvernements afghan et sud-vietnamien ont été minés par la corruption, née des dépenses énormes des États-Unis. La méfiance de la population face à cette corruption a été augmentée par les morts de civils lors des bombardements aériens américains.

Q. Est-ce que les raisons de l’effondrement militaire gouvernemental sont similaires ?

Pierre Asselin : C’est essentiellement dû à l’interruption du soutien aérien américain. Les États-Unis avaient formé des armées comme la leur, qui dépendent d’un tel soutien aérien. Mais quand ils ont décidé de retirer les soldats américains du pays, ils ont dû arrêter les bombardements, parce qu’il n’y avait aucun moyen d’aller récupérer leurs pilotes abattus. Au Viêtnam, c’est très clair, le Viêtnam du Nord savait que la victoire était impossible si les avions américains entraient en jeu.

Sean Fear : Au Viêtnam comme en Afghanistan, le retrait du soutien aérien américain a joué un rôle crucial. Ça a été très démoralisant pour les soldats. Mais il y a aussi des informations indiquant que les talibans ont payé des unités afghanes pour qu’elles déposent les armes, ce qui ne s’est pas produit au Viêtnam, hormis des cas isolés de commandants sud-vietnamiens qui vendaient leurs armes en contrebande au Vietcong, la guérilla communiste. Je crois par contre qu’en Afghanistan, on avait une tendance lourde, les talibans faisaient des progrès depuis 2017. Au Viêtnam, entre l’offensive nord-vietnamienne de 1972, repoussée avec succès avec l’aviation américaine, et 1975, il n’y a pas eu de progrès.

Q. Peut-on faire une comparaison entre l’appui chinois et russe au Vietcong et au Viêtnam du Nord, et l’appui pakistanais aux talibans ?

Pierre Asselin : Je ne crois pas qu’il y a eu beaucoup d’aide militaire directe du Pakistan. Mais il est certain que la possibilité pour les talibans de se réfugier au Pakistan et l’impossibilité pour les États-Unis de les y poursuivre systématiquement rappellent l’utilisation du Laos et du Cambodge par le Vietcong comme refuge et pour avoir du matériel par l’entremise de la piste de Hô Chi Minh. L’opinion publique mondiale ne s’indignait pas de ces violations de la souveraineté de ces deux pays par les communistes, mais les bombardements par les États-Unis étaient très impopulaires et ont dû être interrompus. De la même façon, les États-Unis ne pouvaient pas indisposer un allié régional important, le Pakistan.

Sean Fear : Il est certain que les Nord-Vietnamiens n’auraient jamais pu gagner sans l’appui matériel de la Chine et de l’Union soviétique. Les communistes contre l’administration française dans les années 1950 non plus, d’ailleurs. Mais l’appui du Pakistan était moins en matériel et plus en protection. Quoiqu’il reste à voir si les talibans auraient peut-être quand même ressurgi, même si l’armée américaine avait pu les poursuivre au Pakistan.

En chiffres

1,7 million : nombre de morts lors de la guerre du Viêtnam entre 1962 et 1975

241 000 : nombre de morts lors de la guerre en Afghanistan depuis 2001

Source : Université Brown