Une crise économique affectant les médias. Des attaques répétées contre les journalistes. Une profession qui s’effondre. Une ère de post-vérité qui s’installe. Ce scénario, les Russes l’ont connu bien avant les États-Unis et le reste de l’Occident et ils le paient très cher, a constaté l’experte en communications Natalia Roudakova, qui y a consacré un livre, Losing Pravda (« Perdre la vérité »). Entrevue.

Quand on parle de la chute de l’Union soviétique, on pense surtout à l’effondrement du système politique et de l’économie, mais vous avancez que le journalisme s’est aussi désintégré. Pouvez-vous nous expliquer comment ?

Sous le régime soviétique, les journalistes n’avaient pas beaucoup de liberté, mais ils étaient respectés par le public. Ils essayaient d’obtenir justice et de comprendre la vérité pour les citoyens, et ce, même si leurs lecteurs savaient qu’ils ne pouvaient pas tout écrire. Étrangement, la crise au sein de la profession journalistique a commencé dans les années 90, au même moment où la démocratie, la liberté d’expression et l’économie de marché sont arrivées dans la Russie postsoviétique. De nouveaux médias ont émergé. Les journalistes voulaient être propriétaires de leurs médias, mais il n’y avait pas d’argent pour le faire. La débâcle économique était terrible. Les rédacteurs en chef ont dû choisir entre fermer leurs portes ou trouver de l’argent en faisant des compromis. Ils ont monétisé la couverture journalistique. S’ils écrivaient quelque chose de positif sur quelqu’un, ils lui demandaient de l’argent. S’ils critiquaient quelqu’un, ils demandaient de l’argent à ses opposants. Beaucoup de journalistes n’ont pas voulu faire ça et ont quitté le métier. Certains se sont accommodés de la nouvelle réalité. D’autres, qui n’avaient ni expérience journalistique ni formation, ont rejoint la profession parce qu’ils y voyaient une opportunité économique.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Natalia Roudakova, auteure du livre Losing Pravda

Quel a été l’impact de ces nouvelles pratiques ?

Le respect pour la profession journalistique a disparu. Dès les années 90, le journalisme a été comparé à de la prostitution. On disait que le journalisme était le « deuxième plus vieux métier du monde ». Les politiciens ont commencé à éprouver du mépris pour les journalistes qui étaient faciles à acheter. Mais l’impact a été plus grand. Lorsque l’institution du journalisme s’est effondrée, lorsque le lien de confiance a été détruit avec le reste de la société, c’est la valeur même de la vérité qui a périclité, et ça, ça a des conséquences très graves.

Quelles sont ces conséquences ?

L’un des éléments les plus marquants, c’est la perte de confiance généralisée envers les institutions publiques. Le journalisme est un pilier de ces institutions. Les partis politiques aussi.

L’autre, c’est le cynisme. Quand on ne fait plus confiance à quiconque, sauf à sa famille et à quelques amis, quand on est en proie à la confusion, qu’on ne sait plus qui ou quoi croire, on a tendance à se détourner de la vie publique. À jeter l’éponge. Et le cynisme a des effets pernicieux dans une société, c’est très difficile d’en guérir.

En Russie, les gens se méfient les uns des autres. Ils ne font confiance ni aux policiers, ni aux médecins, ni aux ministres. Le seul qui a réussi à se maintenir au-dessus de la mêlée, c’est Vladimir Poutine parce que les médias ont doré son image pendant de longues années, mais même ça, ça craque. Ça fait 10 ans que la Russie est en crise économique.

Il y a aussi le cynisme de ceux qui sont au pouvoir et qui ont l’impression que rien ne les arrêtera. Ni les journalistes ni leurs opposants. On voit ce genre de cynisme chez Poutine depuis 2010.

Il y a là un avertissement pour beaucoup d’autres pays où les journalistes sont sous pression.

Peut-on faire un parallèle entre la situation russe et celle aux États-Unis ?

Bien sûr, la campagne électorale en 2016 aux États-Unis m’a semblé très similaire à ce qu’on voyait en Russie dans les années 90. Il y avait énormément de couverture négative. Aussi, la perte de confiance envers les institutions publiques a mené à l’émergence de candidats de la marge, comme Donald Trump à droite et Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez à gauche.

Y a-t-il de l’espoir de redresser la situation en Russie ?

Oui, premièrement, c’est un bon moment pour le journalisme en Russie. Il y a des médias qui émergent et se distinguent des médias des années 90 et 2000. Je pense notamment à la chaîne télévisuelle Dojd (ou Rain-TV), au site Republic.ru, qui est un peu un New Yorker russe, ou encore à Meduza. D’ailleurs, on a vu une solidarité exceptionnelle se manifester autour de l’arrestation du journaliste d’enquête de Meduza Ivan Golounov, en juin. Golounov semble faire partie d’une génération de journalistes qui n’a pas été socialisée dans le grand cynisme des années 90 et 2000. Ils sont journalistes pour les bonnes raisons, et non pas pour faire de l’argent facilement.

PHOTO SHAMIL ZHUMATOV, ARCHIVES REUTERS

Le journaliste russe Ivan Golounov a été libéré le 11 juin dernier après avoir été injustement incarcéré pour trafic de drogue.

Après avoir été accusé de posséder des drogues illicites, il a finalement été relâché. Quel sera l’impact à long terme de cette histoire ?

Je pense que c’était un moment très important pour la communauté journalistique et la société civile qui se sont mobilisées pour dénoncer son arrestation et ont eu gain de cause. Ça a vraiment remonté le moral de tout le monde. Ce n’est peut-être pas un moment décisif, mais c’est un pas important sur le long chemin du rétablissement de la foi des Russes en leurs actions collectives. J’espère que nous sommes un peu plus près du retour à la recherche collective de la vérité dans la société russe.