Le virage annoncé hier par l'administration de Barack Obama survient après une période d'un demi-siècle au cours de laquelle Washington a multiplié les initiatives pour torpiller la révolution cubaine tout en adoptant une rhétorique à l'avenant. Loin des micros, l'approche était parfois plus nuancée.

Dans un ouvrage sur l'histoire des relations entre les deux pays qui se base sur des documents récemment déclassifiés, deux chercheurs américains, Peter Kornbluh et William LeoGrande, soulignent que la plupart des présidents américains ont tenté discrètement, à un moment ou à un autre, de négocier un modus vivendi avec Cuba.

Ces discussions, notent-ils, ont été menées dans l'ombre, par des canaux non officiels, pour tenir compte du caractère politique «sensible» d'un éventuel rapprochement avec le régime castriste. Des journalistes, des écrivains, des hommes d'affaires ont été mis à profit à cette fin.

Les tentatives de JFK

La pratique des négociations secrètes, écrivent les auteurs, a notamment été utilisée par John F. Kennedy, qui souhaitait explorer «des approches plus souples» après l'invasion ratée de la baie des Cochons et l'imposition de l'embargo.

Un avocat new-yorkais, James Donovan, qui s'était rendu à Cuba pour négocier la libération de membres de la brigade ayant participé à l'attaque, a été chargé, au printemps 1963, d'aborder avec le dirigeant cubain la normalisation des relations entre les deux pays.

Lorsque Fidel Castro lui a demandé comment il était possible de procéder pour atteindre un tel objectif, l'émissaire américain a suggéré de s'inspirer de la manière dont copulent les porcs-épics. «Très prudemment», a-t-il relevé.

La CIA, qui était alors déterminée à éliminer Fidel Castro, a vu dans les allers et retours de M. Donovan une occasion à saisir et a planifié, selon M. Kornbluh, d'introduire la bactérie responsable de la tuberculose dans un tube de plongée devant lui être remis en cadeau. La tentative, initiée à l'insu de l'émissaire américain, a cependant avorté. Tout comme les pourparlers.

Andrew Cohen, journaliste et essayiste canadien qui vient de publier un livre sur la présidence de John F. Kennedy, relève que le chef d'État américain a continué jusqu'à sa mort à utiliser des canaux non officiels de communication pour trouver un terrain d'entente.

«Je pense qu'il avait conclu que Cuba ne valait pas toute l'énergie qui était déployée. [...] S'il avait vécu, ce qu'on voit aujourd'hui se serait peut-être produit il y a 50 ans», souligne M. Cohen.

Les présidents subséquents ont cherché à dialoguer «sous une forme ou une autre» avec le régime cubain, parfois sur des questions précises comme l'immigration, parfois sur l'ensemble des enjeux touchant les deux pays, selon Peter Kornbluh.

Dans un bref courriel transmis hier à La Presse depuis Cuba, où il séjourne actuellement, le chercheur a souligné que les négociations de coulisses avaient encore une fois joué un rôle majeur dans le revirement annoncé hier.

Résultat «historique»

Le résultat, a-t-il souligné, est «historique». «Les États-Unis et Cuba ont résolu l'un des dossiers les plus inextricables de l'histoire de la politique étrangère américaine», a relevé le chercheur.

M. Cohen, qui appelait avec prescience le président américain à agir sur Cuba dans une chronique publiée mardi dans l'Ottawa Citizen, estime que l'évolution de la population cubano-américaine, très influente en Floride, a facilité le virage annoncé.

«La nouvelle génération dit qu'elle n'a pas de souvenir de Cuba, qu'elle n'est pas née là et se montre ouverte à des relations normalisées avec le pays», souligne-t-il.

Convaincre le Congrès

Le départ prochain du président de la Commission des affaires étrangères du Sénat, Robert Menendez, démocrate férocement opposé à tout rapprochement avec le régime castriste, a aussi pu peser dans la balance.

Gilles Vandal, spécialiste des États-Unis rattaché à l'Université de Sherbrooke, pense que le président aura fort à faire pour convaincre le nouveau Congrès à majorité républicaine de retirer formellement la loi imposant l'embargo à Cuba.

Il paraît cependant déterminé, dit le professeur, à utiliser les pleins pouvoirs exécutifs dont il dispose pour en atténuer le plus possible les effets.

Selon M. Cohen, l'action de Barack Obama n'est pas dénuée de considérations personnelles, puisqu'il pense à son héritage présidentiel. Ce qui n'enlève rien à la portée «historique» de son geste.

Un demi-siècle de relations conflictuelles

- 1961 : Washington rompt en janvier les relations diplomatiques avec La Havane après le rapprochement des révolutionnaires castristes avec l'URSS et la confiscation des biens américains.

En avril, échec de la tentative de débarquement d'exilés cubains soutenu par les États-Unis dans la baie des Cochons.

- 1962 : le président américain John F. Kennedy décrète en février un embargo commercial contre Cuba.

En octobre, crise majeure entre les États-Unis et l'URSS après l'installation de missiles nucléaires soviétiques sur l'île.

- 1966 : le Congrès américain vote la loi dite d'«ajustement» qui offre un droit d'asile et un visa de travail aux Cubains émigrant illégalement.

- 1977 : ouverture du Bureau des intérêts américains à La Havane sous la présidence de Jimmy Carter, qui allège l'embargo.

- 1995 : signature par Cuba et les États-Unis d'accords migratoires.

- 1996 : renforcement de l'embargo américain avec la loi Helms-Burton.

- 2001 : le président américain George W. Bush renforce l'embargo en limitant davantage les voyages et l'envoi d'argent sur l'île.

- 2004 : Cuba annonce la fin de ses transactions commerciales en dollars.

- 2008 : les pays d'Amérique latine réunis en sommet réclament la levée de l'embargo contre Cuba.

- 2009 : Barack Obama lève toutes les restrictions sur les voyages et l'envoi d'argent des Cubano-Américains dans l'île. Au sommet des Amériques, il dit vouloir «emmener les relations américano-cubaines dans une nouvelle direction».

Des représentants américains et cubains entament en avril des discussions informelles pour tenter de relancer le dialogue. Washington propose en mai à Cuba de rouvrir leurs pourparlers sur l'immigration, suspendus en 2003. Cuba accepte.

Le 3 décembre, l'Américain Alan Gross, un sous-traitant du département d'État, est arrêté à Cuba pour espionnage.

- 2011 : Alan Gross est condamné à 15 ans de prison pour avoir introduit du matériel de transmission satellitaire interdit dans l'île communiste. La Maison-Blanche appelle Cuba à le «libérer immédiatement».

- 2012 : En visite à La Havane, le pape Benoît XVI dénonce «les mesures économiques restrictives imposées de l'extérieur», en référence à l'embargo américain.

- 2013 : Barack Obama et Raul Castro échangent une poignée de main historique pendant l'hommage rendu à Nelson Mandela à Soweto (Afrique du Sud).

- 2014 : Le 9 janvier, Cuba et les États-Unis reprennent leur dialogue sur la politique migratoire.

• 30 mai : La présidente de la Chambre de Commerce américaine affirme à La Havane que le moment est venu d'ouvrir un nouveau chapitre entre les deux pays.

• 17 oct. : Le secrétaire d'État américain John Kerry remercie Cuba pour son aide dans la lutte internationale contre le virus Ebola. Fidel Castro propose à Washington de collaborer dans ce domaine.

• 3 déc. : Washington conditionne une détente avec Cuba à la libération de Gross.

• 17 déc. : Alan Gross est libéré pour des raisons humanitaires. Un espion américain, emprisonné depuis 20 ans à Cuba a été libéré en même temps en échange de trois espions cubains incarcérés aux États-Unis.

- Agence France-Presse