Texte publié le 22 avril 2006 - À Kiev, plusieurs évacués de Tchernobyl continuent de souffrir. Car même si les radiations ne contaminent plus leur corps, la fuite leur a empoisonné la vie. À moins qu'ils n'y aient renoncé d'eux-mêmes.

Un feu de poubelle brûle à l'arrêt d'autobus. Dans la boue des terrains vagues, les ivrognes abandonnent leurs bouteilles. Tout près, l'herbe jaunie cache aussi une seringue.

Partout, les habitants ont la mine aussi grise que leurs immeubles. Ici, à Troyeshina, en banlieue de Kiev, les cheminées industrielles ont remplacé les arbres. Ici, l'Ukraine a parqué des milliers de sinistrés de Tchernobyl, qui occupent toujours une forêt d'immeubles construits en série.

À l'époque, les voisins étaient jaloux de leurs murs neufs et de leur confort moderne. «Certains d'entre eux débarquaient en pleurant. Ils nous disaient qu'on avait volé leur place, qu'eux attendaient un appartement depuis des siècles», se souvient Natalia Nivotsakaya, mère de cinq enfants et femme d'un ancien secouriste malade.

Vingt ans plus tard, Troyeshina a tout d'un ghetto. Exposé aux regards, le linge pendouille derrière les verrières rouillées. Chez l'orpheline d'un pompier mort d'irradiation aiguë, le salon est douillet mais le hall sent la pourriture. Quelqu'un a griffonné «killer» sur l'étroite porte d'une des boîtes aux lettres.

«Il faudrait rénover, mais personne ne se soucie plus de nous. Il a fallu se cotiser pour installer une porte de métal solide, se lamente dehors Mme Nivotsakaya. Nous sommes comme une tumeur qu'ils veulent éliminer.»

Après avoir fait l'envie du pays- avec leur ville modèle et leurs bons salaires-, les ex-travailleurs de Tchernobyl digèrent particulièrement mal la misère qui frappe l'ex-bloc soviétique. «On était très heureux chez nous. On était riches, la nature était splendide et la vie excellente! Ici, nous sommes des mendiants. Personne ne veut nous employer parce que notre santé est fragile. Nous leur faisons peur», se désole Valentina Gorshkova, qui promène ses chats et ses chiens en laisse.

Dans la lumière bleue du soir, l'un de ses voisins est si saoul qu'il peine à ouvrir la porte. D'autres titubent au loin. «C'est plein d'alcooliques ici, confie la sexagénaire. Mais la vodka les garde en vie. C'est la seule façon d'oublier. La preuve, c'est qu'ici, les femmes meurent avant les hommes.»

Suicides

Malgré l'oubli, à Troyeshina beaucoup d'hommes renoncent à vivre. Selon l'Organisation mondiale de la santé, le taux de suicide a quadruplé chez les fameux «liquidateurs», ces soldats et secouristes ayant réparé les dégâts autour de la centrale. Traumatisés, plusieurs se sont tiré une balle dans la tête, se sont pendus ou immolés.

«Tous les évacués vivent encore un stress immense. Ils ont perdu leur terre natale, leur travail, leurs amis... En échange, ils ont hérité de maladies», ironise le président des Médecins de Tchernobyl, Angelina Nyagu, de l'Institut de médecine nucléaire de Kiev.

Voisins de la centrale, les gens de Pripriat croyaient retourner chez eux très vite. Les jeunes ont plutôt abouti dans des camps, puis dans des appartements vides. Aujourd'hui sereine et élégante, l'attachée politique Olena Mokhnyk, 28 ans, se souvient du choc. «On dormait par terre, à côté des calorifères. Mon père, qui enseignait l'éducation physique, est tombé malade. Puis, ma mère s'est mise à délirer et à errer dans Kiev: elle voyait partout les visages de nos voisins.»

Plusieurs écoles refusaient malgré tout les rescapés de Tchernobyl, s'indigne encore la jeune femme. «Les gens ne comprenaient pas notre situation. Ma maîtresse m'attaquait sans cesse: Tu as pris l'appartement d'un autre, tu ne devrais pas être là...»

«Mon enfance s'est arrêtée le 26 avril 1986. Soudain, je suis devenue une adulte. J'ai été forcée de penser différemment.»

Aujourd'hui, la barrière est presque tombée. Quelques hommes racontent encore que leur femme les a quittés par crainte de se retrouver avec un invalide. De rares parents dissuadent encore leurs enfants de fonder une famille avec des évacués. «C'est la vieille génération: ils pensent que nous sommes infertiles ou que nous accoucherons de bébés difformes. Mais les jeunes ne les écoutent pas, précise Olena. Mon copain en rit. Il dit: Je n'ai pas besoin d'allumer la lumière, tu brilles dans le noir

Née 16 jours avant l'explosion, Natalya Pravik a entendu 1000 fois cette vieille blague. Mille fois entendu qu'elle obtenait tout plus facilement parce que son père pompier a été sacré héros d'Ukraine. «Il est resté une demi-heure sur le toit pour éteindre les flammes. L'eau s'évaporait et lui irradiait directement les poumons. Il n'avait aucune chance de s'en sortir. En deux minutes, il avait déjà reçu la dose létale», explique l'étudiante en commerce, minuscule dans son chandail crocheté et son jeans.

Aujourd'hui, Natalya évoque à contrecoeur ce père à qui elle ressemble.

«Tout le monde, toute ma vie ici me rappellent la tragédie. Personne ne me laisse oublier... Mais moi, je ne veux pas qu'on me regarde. Je suis une personne normale.»

Une personne qui compte bien refaire sa vie à l'extérieur de Troyeshina.