Le cinéaste Damien Chazelle et le compositeur de la musique de tous ses films, Justin Hurwitz, étaient colocataires à l’Université Harvard au milieu des années 2000. Depuis, les deux artistes de 38 ans sont inséparables.

Leur amitié n’est pourtant pas née d’un « coup de foudre », a raconté vendredi à l’occasion d’une fascinante classe de maître le réalisateur franco-américain, qui est aussi président du jury de la compétition de cette 80e Mostra de Venise.

Hurwitz cherchait un batteur pour le groupe de rock qu’il souhaitait mettre sur pied à Harvard. « J’ai entendu parler d’un musicien de jazz qui avait remporté toutes sortes de prix au secondaire et j’ai contacté Damien », dit-il. « Je pensais que c’était bon, ajoute Chazelle, mais je suis arrivé à la répétition et il y avait déjà un autre batteur. J’ai compris que c’était une audition !

— Ce n’était pas vraiment une audition ! C’est un hasard que, pour la batterie, il y avait deux candidats…

— Me semble…

— Vous avez fait un drum battle et tu as gagné !

— L’autre batteur est devenu notre chanteur, donc c’est peut-être lui qui a gagné… »

Le groupe, au nom de Chester French, n’existe plus, mais l’amitié et la complicité de Hurwitz et Chazelle subsistent. Ils ont depuis collaboré à créer certaines des musiques de film les plus marquantes des dix dernières années, de Whiplash à Babylon, en passant par La La Land.

« Pendant notre deuxième année d’université, nous sommes devenus colocs, précise Hurwitz. Tu scénarisais dans ton coin, et je composais dans le mien.

— C’est devenu un programme d’échange », dit Chazelle.

C’est à cette époque que Damien Chazelle a réalisé son premier long métrage, un film musical intitulé Guy and Madeleine on a Park Bench (2009), dont la trame, composée par Hurwitz, préfigurait à l’évidence celle de La La Land. Les colocs partageaient un amour pour la musique des films de Fellini par Nino Rota et celle de Michel Legrand pour Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy.

« Lorsque j’ai vu Les parapluies de Cherbourg pour la première fois, ce fut un coup de cœur absolu, dit Damien Chazelle. J’avais vu des comédies musicales hollywoodiennes avant, mais je les trouvais ennuyeuses. »

Ça me mettait en rogne que des personnages se mettent à chanter soudainement, sans aucune raison. Mais être aussi ému par Les parapluies de Cherbourg a complètement changé le regard que je pose sur ce genre avant-gardiste.

Damien Chazelle

J’écoutais Chazelle décrire son rapport aux comédies musicales et j’ai pensé à mon regretté ami Marc-André Lussier – souvent mon coloc au Festival de Cannes –, qui les adorait. J’aurais aimé lui expliquer, moi aussi, pourquoi les films musicaux m’exaspèrent en général, bien que j’adore le film de Jacques Demy. La comédie musicale était notre principale pomme de discorde lorsqu’on critiquait des films ensemble.

Appuyée d’extraits, la classe de maître organisée par le bijoutier Cartier, l’un des principaux commanditaires de la Mostra, a permis de refaire le fil musical de la filmographie sertie de perles de Damien Chazelle. À commencer par Whiplash (2014) et sa dénonciation du harcèlement psychologique d’un étudiant (Miles Teller) par un prof tyrannique (J.K. Simmons).

PHOTO DANIEL MCFADDEN, ARCHIVES LA PRESSE

Miles Teller et J.K. Simmons dans Whiplash

« Miles joue vraiment. C’est lui qu’on entend. Il n’y a pas de piste de batterie ajoutée en postproduction », a expliqué Chazelle à propos d’une scène où le personnage interprété par Miles Teller a les mains en sang à force de répéter la même pièce. « Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vue. Je ne suis pas sûr que je la tournerais de la même manière aujourd’hui. »

Hurwitz et Chazelle ont le même processus de création depuis qu’ils ont 19 ou 20 ans, disent-ils. « À la différence de la relation entre d’autres réalisateurs et compositeurs, notre création musicale est commune », dit Chazelle.

Mon inspiration vient d’abord de la musique. Je fais une liste de chansons avant d’écrire ou j’écoute ce que Justin m’envoie. Ensuite, je lui donne des indications de base et j’ajuste mon scénario à ce qu’il me propose. C’est un match de ping-pong, du début du scénario jusqu’au montage.

Damien Chazelle

First Man, présenté en primeur à Venise en 2018, comporte une scène où Ryan Gosling marche sur la Lune au son d’un thérémine, instrument dont Neil Armstrong (qu’incarne Gosling) était un admirateur. « L’ambiance du film m’a été inspirée par une mélodie de thérémine que Justin m’a envoyée. On rêve d’une inspiration pareille quand on est cinéaste. Pendant l’année et demie qui a suivi, j’ai tenté de recréer le feeling que j’avais ressenti en découvrant cette minute de musique de Justin. »

Les dirigeants du studio qui a produit First Man n’étaient pas du même avis et ont même tenté de congédier Hurwitz. « Ils avaient une vendetta contre le thérémine ! », dit Chazelle en riant.

PHOTO PATRICK T. FALLON, ARCHIVES NEW YORK TIMES

Damien Chazelle reçoit l’Oscar du meilleur réalisateur pour La La Land, en 2017.

Pour La La Land, qui a valu deux Oscars à Justin Hurwitz, le compositeur n’avait pas de scénario final pour s’inspirer, mais bien un scénarimage dessiné à la main par Chazelle. Leurs seules disputes, disent-ils, surviennent au moment du mixage. « Notre plus grande chicane a été à propos d’une note de trompette dans La La Land, dit Hurwitz. On finit toujours par s’entendre. Ce qui est formidable dans notre collaboration. »

Pour l’extravagant Babylon, Hurwitz a composé des orchestrations grandiloquentes, à la Wagner, rappelant le Vieux Hollywood. « C’est une musique qui encapsule ce que je tentais de dire sur le cinéma, surtout à cette époque, explique Damien Chazelle. Le cinéma obéit aux caprices de la réalité. C’est ce qui le distingue des autres arts. Le cinéma ressemble à un train menaçant constamment de quitter les rails, mais qui, occasionnellement, presque par accident, malgré les éléments qui se déchaînent, est touché par la grâce du sublime. »

Là-dessus, Marc-André et moi étions bien d’accord.