(Venise) Une douzaine d’admiratrices faisaient le pied de grue devant le Palazzo del Cinema mercredi, sous leurs parapluies, quelques heures avant l’ouverture de la 80e Mostra de Venise. À l’endroit même où, l’an dernier, plusieurs dizaines de badauds espéraient entrevoir l’ombre d’une mèche de cheveux de Timothée Chalamet ou de Harry Styles.

Il n’y a pas grand-monde qui a envie de contempler le vide, accueillir le silence et témoigner de l’absence des vedettes hollywoodiennes au Lido.

La grève des scénaristes et acteurs hollywoodiens se fait bien ressentir à Venise. Alors que la grève de la Screen Actors Guild perdure, le syndicat des acteurs hollywoodiens interdit à ses quelque 160 000 membres de promouvoir les films des grands studios et des plateformes numériques avec lesquels il négocie un nouveau contrat de travail (sur l’encadrement de l’intelligence artificielle, notamment).

Selon un accord provisoire de la SAG-AFTRA, les comédiens de films indépendants tournés à l’extérieur des États-Unis peuvent profiter d’une exception à l’interdiction de promotion des œuvres, notamment celles présentées dans le cadre de festivals.

C’est le cas de Ferrari, long métrage de Michael Mann sur la vie du constructeur automobile Enzo Ferrari, qui doit être présenté en compétition à Venise jeudi en présence de son interprète principal Adam Driver. C’est aussi celui du nouveau film de Sofia Coppola, Priscilla (à propos de Priscilla Presley), qui profite d’une dérogation parce qu’il a été tourné au Canada.

PHOTO YARA NARDI, REUTERS

Cinéphile espérant croiser quelques vedettes devant le Palazzo del Cinema mercredi

Si de nombreuses conférences de presse sont toujours au menu – particulièrement alléchant – du Festival, la confirmation des invités les plus attendus tarde à venir et filtre au compte-gouttes. On se doute bien pourquoi. Certains comédiens américains risquent de se faire porter pâle au cours des prochains jours en solidarité avec leurs camarades grévistes.

La Mostra du cinéma, l’un des tremplins de la saison des Oscars, est le premier grand évènement cinématographique à subir les contrecoups du conflit de travail hollywoodien.

Le tapis rouge du Palazzo del Cinema, d’ordinaire si bien fréquenté, pourrait se transformer en désert rouge (comme dirait Antonioni).

« L’impact se fera ressentir et des acteurs importants seront absents », a admis le directeur artistique Alberto Barbera mercredi, à l’occasion de la conférence de presse d’ouverture du Festival. « Mais ç’aurait pu être pire, a-t-il ajouté. Nous avons craint les premiers jours l’absence de toute la délégation américaine. »

PHOTO YARA NARDI, REUTERS

Le réalisateur et scénariste Damien Chazelle, président du jury de la 80e Mostra de Venise, affichant sa solidarité avec ses collègues américains en grève

Le président du jury de la compétition, l’Américain Damien Chazelle et les jurés Martin McDonagh et Laura Poitras (Lion d’or l’an dernier pour All The Beauty and the Bloodshed) ont soutenu de leur côté les grévistes pendant la conférence de presse, portant des t-shirts avec l’inscription « Writers Guild on Strike ».

« Chaque œuvre d’art a une valeur en soi. Il ne s’agit pas simplement d’un contenu à mettre dans un pipeline. Depuis une dizaine d’années, on assiste à l’érosion de l’idée même de la pérennité de l’art », a déclaré Damien Chazelle, qui a lancé ses films La La Land et First Man à Venise.

Passer à l’histoire

La première victime vénitienne de la grève hollywoodienne, le film prévu au départ pour l’ouverture de cette 80e Mostra, Challengers de l’Italien Luca Guadagnino (Call Me By Your Name), a été remplacé au pied levé par Comandante d’Edoardo De Angelis. Parions que Challengers, mettant en vedette « l’idole des jeunes » Zendaya, aurait attiré plus de curieux mercredi sur les abords du tapis rouge…

PHOTO FOURNIE PAR LE FESTIVAL DE VENISE

Pierfrancesco Favino dans Comandante, d’Edoardo De Angelis

Comandante, qui concourt pour le Lion d’or, raconte l’histoire inspirée de faits réels du commandant de la marine royale italienne Salvatore Todaro (Pierfrancesco Favino), bon Samaritain de la Seconde Guerre mondiale que l’on a érigé en héros. Après avoir torpillé dans l’Atlantique un navire belge qui transportait des armes pour les Britanniques, Todaro a recueilli dans son sous-marin deux douzaines d’ennemis, en les sauvant des eaux glaciales, au mépris des ordres donnés par son état-major.

« Pourquoi nous avez-vous sauvés ? », lui demande le commandant belge dans Comandante. « Parce que nous sommes italiens », lui répond Todaro. Non, ce film biographique n’évite pas l’hagiographie patriotique. Il présente son personnage principal à la fois comme un chef de guerre dévoué qui ne fait pas de quartier, et un homme de principes, solidaire de ses victimes, qui répond avant tout au code d’éthique de la mer. Faire couler un navire, soit, mais sans laisser se noyer ses occupants.

PHOTO TIZIANA FABI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le réalisateur italien Edoardo De Angelis et Pierfrancesco Favino, qui tient le rôle principal de Comandante, présenté en ouverture de la Mostra mercredi

Le Napolitain Edoardo De Angelis, surtout connu pour avoir adapté sur Netflix en début d’année le roman d’Elena Ferrante, La vie mensongère des adultes, ne manque pas de style. L’esthétique théâtrale de son film m’a rappelé par moments Querelle de Fassbinder (sans doute pour ses marins en camisoles). Son scénario, coécrit avec Sandro Veronesi, multiplie les dialogues intérieurs poétiques de personnages qui ont peur face à l’absurdité de la guerre. Je serais étonné, cela dit, que ce film historique passe à l’histoire.

La classe ouvrière

La salle de presse du Palazzo del Casinò était vide quelques heures avant la conférence de presse d’ouverture. Je venais de cueillir mon accréditation et sa photo datant de mon dernier passage au Festival de Venise… il y a 17 ans. Je croise les doigts pour que les gardiens de sécurité restent convaincus pendant dix jours que cette image de chérubin sans cheveux gris correspond bien au scribe de 50 ans devant eux.

Nous n’étions que trois journalistes bien silencieux dans ce vaste espace qui peut en accueillir plusieurs dizaines. J’entendais le cliquetis du clavier de mon ordinateur résonner dans cette pièce au plafond (rouge) de dix mètres, aux colonnes de marbre et aux rideaux de velours, avec vue sur la mer. Non, je vous assure, il n’y a rien de trop beau pour la classe ouvrière.